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À travers les rayons des roues, il aperçut un groupe de gardiens courbés en deux, trébuchants et hurlants, qui se précipitaient vers le wagonnet voisin pour y trouver refuge aux côtés des détenus. Puis un éclair de feu, aussitôt suivi d’une violente explosion. De la terre, des pierres et du métal qui giclent dans les hauteurs. L’onde de choc de la déflagration lui fouetta le visage et la benne tangua si violemment au-dessus de lui qu’elle se vida avec fracas de son chargement. Des corps déchiquetés furent projetés en l’air. Des morceaux d’intestins et des fragments de membres, de torses et de têtes, des lambeaux de chair et de vêtements tombèrent en pluie sur lui et le sol rocheux se teinta de rouge vif. Il entendit un bruit sourd. Le corps d’une sentinelle SS qui gémissait venait de s’écraser devant lui.

Là-bas, où quelques instants auparavant l’autre wagonnet stationnait encore, un énorme cratère apparut lentement sous les nappes de fumée qui se dissipaient ; la terre avait été ouverte en deux jusqu’au flanc de la carrière.

Il n’entendait plus rien, excepté ce bourdonnement sourd dans son oreille. Comme les explosions provoquaient toujours de nouveaux nuages de poussière et de fumée et que les avions tournaient encore dans le ciel, il partit du principe que l’attaque se poursuivait. Mais il n’avait plus peur. C’était sa chance. Il fallait qu’il se mette en route.

Il quitta son abri en rampant, progressa vers la sentinelle SS blessée. Il saisit une lourde pierre, observa le visage souillé de sang. Puis il frappa, violemment, cogna encore jusqu’à ce que cessent les gémissements. Sans prendre garde aux projectiles qui fusaient à côté de lui, il défit le manteau ouvert, arracha les bottes, détacha le ceinturon, tira sur la veste, déboutonna le pantalon et le fit glisser sur les jambes flasques.

Il enfila ces vêtements trop grands dans l’ombre de la benne, puis regarda autour de lui. La carrière tout entière était envahie par des nuages de poussière. Les kapos avaient disparu et on ne voyait plus aucune sentinelle à l’horizon. Partout gisaient des corps démembrés. On reconnaissait des uniformes et des guenilles de prisonniers. Ça puait l’urine et le kérosène.

Le bourdonnement dans son oreille faiblissait. Il entendit des explosions dans le lointain. Elles provenaient des usines Gustloff et des baraquements SS. Il ne perçut plus aucun bruit, ne décela aucun mouvement dans les environs immédiats. Seuls les cris montaient toujours par intervalle du fond de la carrière.

Il se mit à courir lentement. Il fallait s’habituer aux lourdes bottes. Puis il accéléra, finit par sprinter sur le sol rocheux, plié en deux, jusqu’à ce qu’il atteigne l’orée du bois où étaient d’habitude postés les sbires SS. Il se précipita dans le sous-bois. Des branches le fouettèrent violemment, lui griffèrent le visage et il reprit ses esprits. Il devait se concentrer, s’orienter dans la forêt. Pour aller où ? Dans quelle direction ?

Direction nord-est. Il devait aller vers le nord-est !

Où était le soleil ? Dans son dos, côté droit.

Exact. Toujours direction — comment s’appelait-il, ce patelin ? — direction Buttstädt.

Il prit son élan entre des arbres très rapprochés, enjamba des chemins forestiers, franchit des clairières jusqu’à ce qu’enfin il ait traversé la forêt et passé les contreforts de l’Etter. Devant lui moutonnait une suite de coteaux et il reconnut non loin les croupes vertes de Schmücke, Schrecke et Finne.

Quelque part là-bas, de l’autre côté de l’Unstrut, de la Saale, de la Mulde et de l’Elbe, quelque part au nord-est — il y avait Berlin.

En étant prudent, avec de la chance, il atteindrait la ville.

Il savait qu’il allait y arriver.

Lotti et Fritzchen l’y attendaient et les autres aussi, naturellement, ceux dont il prononçait sourdement les noms.

2

Coup de sifflet du train bref et strident. Le roulement sourd des roues qui l’avait accompagné depuis qu’il s’était réveillé d’un sommeil sans rêves provoqué par des somnifères fut remplacé par un bruit de fond plus net, interrompu à intervalles réguliers par un claquement sec.

Un pont, certainement, un pont très long. Une construction métallique avec de nombreux pylônes.

Il demanda à l’infirmière affairée qui passait :

— Où sommes-nous ?

— Nous traversons le Rhin.

Le Rhin ! De retour au pays, au Reich ! Il essaya sans y parvenir vraiment de s’imaginer la vallée du Rhin, les pentes vertes des coteaux qui montaient doucement, le rouge des toits, le ruban brun-bleu du large fleuve.

Il y avait des jours qu’il était allongé sur le lit de camp inférieur d’un train de voyageurs français transformé en convoi sanitaire. Il ne voyait rien du paysage. Il lui semblait qu’on avait plusieurs fois changé de direction. Il avait attendu de longues heures sur des voies de dégagement, le temps de céder le passage à des hommes et du matériel qui montaient vers le front de Normandie, ou ailleurs vu les événements. A des nœuds ferroviaires, en pleine voie, le train avait subi des bombardements à basse altitude. Sur les lignes qui convoyaient des renforts, il y avait d’incessantes attaques suivies d’incessantes déviations. Des bribes d’informations, des rumeurs couraient dans les compartiments. Tout semblait s’effondrer. Une armée en déroute. Qui n’avait plus le moral.

Une odeur de chloroforme et de fumée de cigarettes flottait dans l’air. Il se demanda où se trouvait ce pont ; à l’endroit où finissait la plaine du Rhin, montant doucement vers les hauteurs de l’ouest, ou à une passe étroite encadrée de rochers abrupts, comme aux environs de la Lorelei ? « Ich weiss nicht, was soll es bedeuten… »[1]

Il l’ignorait.

« Le Rhin, le fleuve allemand, pas la frontière de l’Allemagne. » Seules quelques bribes de ce qu’il avait appris à l’école lui traversèrent l’esprit ; c’est tout ce qu’il se rappelait.

Fais un effort, il faut aussi que tu saches analyser des situations nouvelles. Regrouper les informations, comprendre vite, agir rapidement. Voilà le mot d’ordre du jour.

Il avait vu la moitié de l’Europe, mais n’était jamais allé dans la région du Rhin supérieur et du Rhin moyen. Sans doute passerait-on par Francfort, ou Cologne, la Ruhr et Hanovre, puis Berlin, sa destination.

Il connaissait Cologne. « Présentez-vous à Cologne, vous y prendrez vos instructions. » 9 novembre 1939, seize heures, au lendemain de l’attentat manqué contre Hitler à la brasserie Bürgerbraükeller de Munich. L’opération Schellenberg. Il avait fait partie du commando SS armé. En violation de la frontière, ils étaient allés en territoire hollandais en civil, à Venlo, pour enlever deux officiers des services secrets britanniques. Succès sur toute la ligne.

Et il se rappelait aussi Paula et son allure provocante, cette putain bien en chair d’un bistrot pour ouvriers non loin du Neumarkt. Paula se disait parisienne, appelait tout le monde « chéri » et parlait quelques mots de français à une époque où c’était déjà interdit, voire même dangereux. Ils trouvaient ça particulièrement séduisant, en harmonie avec leur présence, leur mission. Une petite touche d’ambiance. « Mettez-vous à la place de votre adversaire, étudiez le terrain, puis fondez-vous dans la foule », leur avait inculqué l’instructeur. Qu’est-ce qu’ils avaient ri, avec cette fausse française sur les genoux, des obscénités vulgaires dans les oreilles, la tête pleine de bière Kölsch et de vin du Rhin. Ils se trouvaient si jeunes, si invincibles, l’élite du pays, du pays le plus puissant du monde, l’Allemagne. L’opération Walter Schellenberg remontait déjà à quatre ans et demi. Une éternité. Cela n’avait absolument rien à voir avec ces opérations auxquelles il avait participé ensuite à l’Est.

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1

Citation d’un poème de Brentano (1778–1842), l’auteur de La Lorelei. Wer übrig bleibt, hat recht, est le titre original du roman. (Toutes les notes sont du traducteur.)