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La femme chercha l’équilibre sur le monceau de décombres, puis saisit l’autre côté du meuble.

— C’est une antiquité, un meuble ancien, de famille. Je n’ai pas le cœur à le laisser là, comme ça, dehors.

Ils s’enfoncèrent jusqu’aux chevilles en descendant de l’amoncellement de gravats couleur ciment. Toute la façade de l’immeuble avait été soufflée et on voyait dans les appartements mis à nu. Malgré les plafonds en partie crevés, beaucoup de meubles étaient encore à leur place, mais noirs de suie, quelques-uns fumant encore.

Ils déposèrent la commode au beau milieu de la Reichenbergerstrasse, à côté d’autres meubles, appareils ménagers et ustensiles de cuisine qui avaient pu être récupérés. La femme le remercia, puis s’agenouilla pour examiner les dommages de sa commode.

Il essuya ses mains pleines de poussière à son manteau, contempla la rue du haut en bas et hocha la tête.

— Presque une maison sur deux a été touchée…

L’odeur de brûlé planait encore lourdement dans l’air, l’eau utilisée pour lutter contre les incendies s’était accumulée en immenses flaques noirâtres et de nombreuses personnes fouillaient ce qui restait des immeubles déchiquetés, à la recherche de disparus ou de tout ce qui était encore utilisable. L’emplacement où l’on avait rassemblé les morts se trouvait à quelques mètres du carrefour proche, mais il ne réussit pas à savoir combien il y en avait déjà, tellement on s’empressait autour.

La femme se redressa.

— Oui, mais l’immeuble dans lequel votre amie habite maintenant est encore debout.

— Dieu merci.

Il le pensait sincèrement : il n’aurait plus manqué que la Fiegl eût été tuée dans un bombardement.

— Et vous avez dit que sa belle-sœur s’appelle comment déjà ?

— Büskens, répondit la femme, Hannelore Büskens. Elle habite là-bas, dans le deuxième immeuble, au deuxième étage. Une femme très sympathique, votre amie, toujours secourable ; donnez-lui le bonjour de ma part, de Trauteschätzchen, elle saura qui c’est. Dites-lui que pour nous, tout va bien, mais que nous allons rejoindre mon frère à Wernigerode. Vous n’oublierez pas ?

— Je ferai la commission, comptez sur moi.

Il la salua, rejoignit le lampadaire plié en deux où il avait laissé sa bicyclette, la prit sur l’épaule et se fraya un chemin dans la rue obstruée par les décombres.

Un pâté de maisons plus loin, la chaussée avait été déblayée. Il sauta en selle et se rendit dans la rue adjacente. Maintenant qu’il savait où la Fiegl habitait, il n’avait plus qu’à attendre qu’elle lui tombe entre les mains comme un fruit mûr.

Une demi-heure plus tard, les sirènes mugissaient de nouveau. C’était déjà le cinquième raid en quatre jours. Il n’y aurait bientôt plus une seule maison debout dans Berlin. Tout le monde se précipitait dans les rues. Il suivit la foule : les habitants du quartier savaient où aller. Il mit ses pas dans ceux d’un groupe qui marchait sans hésitation, valises à la main, vers l’abri le plus proche.

Il était étonné de la manière dont les gens semblaient accepter leur sort : direction abri à chaque mugissement de sirène, puis travaux de déblaiement, nouveaux hurlements de sirène, abri, déblaiement, sirène, abri, déblaiement… Personne n’avait l’air de protester, personne ne semblait se rebeller contre cette routine dévastatrice. Le Reich allemand lui paraissait un navire en train de couler : tout l’équipage louchait vers les chaloupes de sauvetage mais, à fond de cale, dans les soutes, on continuait à lancer des pleines pelletées de charbon dans la gueule des chaudières pour que l’hélice continue à brasser l’eau, alors qu’en réalité elle tournait depuis longtemps dans le vide.

La foule s’agglutinait devant l’abri. A peine eut-il attaché sa bicyclette qu’il fut happé dans l’immense construction en béton, pressé le long de couloirs, puis parqué dans une salle avec des centaines de personnes. Il avait du mal à respirer et dut jouer des coudes pour se faire une petite place.

Les premières bombes éclatèrent — des détonations lointaines encore, mais qui se rapprochèrent rapidement — explosèrent en touchant le bunker qui trembla, sembla vaciller. La lumière s’éteignit. La peur des occupants éclata en un unique cri. Plongé dans une obscurité complète, il sentit des mains s’agripper à son manteau, des corps se presser contre lui, lui coupant la respiration. Il tâtonna dans le noir pour chercher appui lui aussi, finit par s’accrocher aux corps qui se cramponnaient déjà à lui. De nouvelles déflagrations secouèrent l’abri, libérant d’autres hurlements de peur. On sentit soudain une odeur de sueur, d’urine et d’excréments ; l’air devenait irrespirable. Il était coincé dans une nuit noire, au milieu d’un enchevêtrement d’êtres humains invisibles, qui tanguaient de ci de là, des corps qui menaçaient de s’affaisser ou qui, cédant à la panique, se débattaient et respiraient avec difficulté, bouche ouverte comme des poissons échoués sur la grève.

L’alerte fut levée. Le hurlement des sirènes décroissait lentement, mais la lumière ne revenait pas. Les gens arrêtèrent peu à peu de tanguer, les mains lâchèrent ses vêtements, il entendit des respirations plus régulières, les sanglots d’un enfant aussi, qui se tut aux chuchotements apaisants de sa mère. Le silence dans une obscurité totale.

— Quand est-ce que toute cette merde va enfin finir ?

Une voix d’homme avait prononcé cette phrase dans le noir, une voix claire, à l’articulation bien nette. Sans le vouloir, il tourna la tête dans la direction d’où elle était venue.

— Quand ce gros lard de Goering pourra enfiler le futal de Goebbels !

C’était une autre voix, d’homme encore, encore plus intelligible, venue de la porte qui menait à la sortie. Il entendit une femme glousser, puis pouffer de rire, comme si elle avait mis la main devant la bouche, puis l’homme éclata de rire. Cela le fit sourire.

— Faites attention à ce que vous dites !

Cette troisième voix, coupante, impérieuse, n’était pas bien loin de lui.

Le rire se tut.

— ’Scusez… (C’était de nouveau la voix claire qui se manifestait.) Bien entendu, s’pas, je ne parle pas de Herrmann Goering, mais de celui que, depuis le premier raid aérien sur Berlin, on peut appeler Herrmann Meyer[3] !

Les rires fusèrent de nouveau dans l’obscurité, plus nombreux cette fois.

Mais la voix impérieuse retentit encore et le silence retomba.

— Ça suffit maintenant, camarades ! Nous sommes ici sur l’arrière-front et pas à une partie de quilles dans la salle arrière d’un bistrot. Le Führer attend de nous que nous remplissions notre devoir d’airain et que nous soutenions nos camarades au front, que nous ne nous laissions pas influencer par les discours défaitistes des lâches ennemis de notre communauté. Je préviens le plaisantin que si j’entends encore la moindre critique, je fais boucler l’abri et personne n’en sortira jusqu’à ce que je sache qui est responsable de cette propagande bolchevique.

— Mais bouclez-la donc vous-même !

La voix de femme avait surgi du fond de la salle.

— Qui vient de parler ?

La voix était devenue plus coupante encore.

— Qui a dit ça ? Personne ? Racaille, bande de lâches, ingrats… Il y a dix ans, vous étiez à la rue, sans pain et sans travail. Qui vous en a redonné ? Les socialos ? Les criminels de novembre 18 ? Les joailliers juifs et les usuriers ? Les faux-monnayeurs et les spéculateurs boursiers, peut-être ? Non, le Führer ! C’est lui qui s’est démené pour que vous retrouviez du travail ! C’est lui qui a remis l’économie en marche et qui a fait du Reich un grand Reich ! Et vous avez à nouveau gagné votre pain et pu vous acheter quelque chose. Et maintenant, maintenant que le Führer a besoin de vous, dans cette passe difficile avant la victoire finale, vous le laissez tomber. Mais où seriez-vous donc, tous autant que vous êtes, si vous n’aviez pas notre Führer ?

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3

Vantant les défenses antiaériennes de la Luftwaffe, Goering avait proclamé : « Si jamais un bombardier ennemi réussit à survoler la Ruhr, je ne m’appelle plus Hermann Goering, et vous pourrez m’appeler Meyer », c’est-à-dire Martin ou Dupont.