Mais, en dehors de cela, Alex Doncevic ne figurait pas sur la liste de nos suspects. Deborah avait frappé à cette porte pour parler à un certain Brandon Weiss – et avait été poignardée par une tout autre personne, qui avait été prise de panique et avait tenté de la tuer simplement parce qu’elle avait vu son badge ?
Je n’exige pas que l’existence se déroule toujours d’une manière raisonnable. Après tout, moi, je vis ici, et la logique n’existe pas. Mais cela n’a aucun sens, à moins d’accepter l’idée que lorsqu’on frappe au hasard à une porte à Miami une personne sur trois qui répond est disposée à vous trucider. Bien que cette idée soit en elle-même tout à fait séduisante, cela ne me semble guère probable.
Et pour couronner le tout, en cet instant, la raison de son geste est moins importante que le geste lui-même. En revanche, je ne vois pas du tout pourquoi tout cela motive une réunion d’une telle ampleur. Matthews, Cappuccio, Salguero… ces gens ne se retrouvent pas tous les jours pour prendre un café.
C’est donc un sale moment à passer, et la moindre de mes déclarations va avoir des conséquences, mais, comme j’ignore de quoi il s’agit, comment faire pencher la balance du bon côté ? Bien que surdimensionné, mon cerveau a du mal à assimiler cette trop grande quantité d’informations sans queue ni tête. Je me racle la gorge, histoire de gagner un peu de temps, juste quelques secondes, mais tout le monde a les yeux rivés sur moi.
— Eh bien, répété-je. Euh… le commencement ? Vous voulez dire, euh…
— Vous êtes allés interroger M. Doncevic, dit Cappuccio.
— Non, euh… pas vraiment.
— Pas vraiment, répète Simeon, comme si quelqu’un dans l’assistance risquait de ne pas avoir bien saisi le sens. Que voulez-vous dire par « pas vraiment »?
— Nous allions interroger quelqu’un du nom de Brandon Weiss, dis-je. C’est Doncevic qui a ouvert.
— Qu’a-t-il dit quand le sergent Morgan s’est présenté ? demande Cappuccio.
— Je ne sais pas.
— Obstruction, lance Simeon à Cappuccio, qui balaie la remarque d’un geste.
— Monsieur… Morgan, dit-elle en consultant son dossier. Dexter. (Elle ponctue cela d’une espèce de tic nerveux qu’elle doit prendre pour un sourire chaleureux.) Vous n’êtes pas sous serment et nul ne vous accuse de quoi que ce soit. Nous avons simplement besoin de connaître l’enchaînement des événements ayant conduit au coup de couteau.
— Je comprends, dis-je, mais j’étais dans la voiture.
Simeon se redresse, presque au garde-à-vous.
— Dans la voiture, souligne-t-il. Pas à la porte avec le sergent Morgan.
— C’est exact.
— Donc, vous n’avez pas entendu ce qui s’est dit, ou pas, observe-t-il en haussant un sourcil tellement haut qu’il forme presque une houppette sur son crâne lisse.
— C’est exact.
— Mais vous avez déclaré dans votre déposition que le sergent Morgan avait montré son badge, dit Cappuccio.
— Oui, je l’ai vue faire.
— Et il était dans la voiture, à quelle distance ? dit Simeon. Vous savez ce que je peux faire avec ça, au tribunal ?
Matthews s’éclaircit la voix.
— Ne… euh… tribunal… n’est pas… Euh… ne partons pas du principe que ceci peut finir au tribunal.
— J’étais nettement plus près quand il a essayé de me poignarder, dis-je, espérant arranger les choses.
— Légitime défense, balaie Simeon. Si elle ne s’est pas correctement identifiée comme représentante de la loi, il avait tout à fait le droit de se défendre !
— Elle a montré son badge, j’en suis certain.
— Vous ne pouvez pas l’être ! A quinze mètres de distance !
— Je l’ai vue, dis-je, en m’efforçant de ne pas paraître agressif. Par ailleurs, Deborah n’oublierait jamais de le faire. Elle connaît la procédure sur le bout des doigts depuis qu’elle sait marcher.
Simeon agite un très gros index devant moi.
— Et c’est un autre point qui ne me plaît pas du tout. Quelle est votre relation exacte avec le sergent Morgan ?
— C’est ma sœur.
— Votre sœur, répète-t-il sur un ton accusateur. (Il secoue la tête d’un air théâtral et parcourt la salle du regard. Il a fini par capter l’attention de tout le monde et il n’en peut plus de joie.) C’est de mieux en mieux, conclut-il avec un sourire plus aimable que celui de Cappuccio.
Salguero prend enfin la parole.
— Deborah Morgan a des états de service impeccables. Son père était policier, elle est irréprochable à tous égards, et depuis toujours.
— Être fille de policier ne rend personne irréprochable, observe Simeon. Cela signifie simplement qu’on fait bloc. Et vous le savez. C’est un cas évident de légitime défense, d’abus d’autorité et de tentative pour le dissimuler. (Il lève les mains.) Il est évident que nous n’allons jamais découvrir ce qui s’est réellement passé, surtout pas avec ces intrigues de famille noyées dans le milieu de la police. J’estime que nous devons nous en remettre à la justice.
Ed Beasley prend à son tour la parole, avec un air posé et bourru qui me donne envie de lui serrer chaleureusement la main.
— Nous avons un officier en soins intensifs, dit-il, parce que votre client l’a poignardé. Et nous n’avons pas besoin d’un tribunal pour le comprendre, Kwami.
Simeon le gratifie d’un sourire éclatant.
— Peut-être pas, Ed. Mais, à moins que vous ne parveniez à faire table rase de la Constitution, mon client dispose de cette possibilité. En tout cas, continue-t-il en se levant, je pense en avoir assez pour pouvoir faire libérer mon client sous caution.
Et, sur un signe de tête à Cappuccio, il sort.
Un moment de silence, puis Matthews se racle la gorge.
— Il peut y arriver, Irene ? demande-t-il.
Cappuccio casse le crayon qu’elle tient à la main.
— Devant le bon juge ? Oui, probablement.
— Le climat politique n’est pas favorable, en ce moment, dit Beasley. Simeon peut faire monter la sauce et tout envenimer. Et nous ne pouvons pas nous permettre un nouveau scandale maintenant.
— Très bien, dit Matthews. Commençons à fermer les écoutilles en attendant la tempête. Lieutenant Stein, vous savez quoi faire. Apportez-moi de quoi nourrir la presse au plus vite. Avant midi.
— Très bien.
Israel Salguero se lève.
— Je sais ce que je dois faire, capitaine. L’inspection des services va devoir entreprendre l’examen du dossier du sergent Morgan immédiatement.
— Très bien, très bien, acquiesce Matthews avant de se tourner vers moi. Morgan, dit-il d’un air consterné, j’aurais préféré que vous vous montriez plus utile.
14
C’est ainsi qu’Alex Doncevic est relâché bien avant que Deborah revienne à elle. Plus précisément, il quitte le centre de détention à 17 h 17, soit seulement une heure et vingt minutes après que Debs ouvre enfin les yeux.
Je suis au courant, car Chutsky m’appelle immédiatement, aussi excité que si elle venait de traverser la Manche à la nage en remorquant un piano.
— Elle va s’en sortir, Dex. Elle a ouvert les yeux et m’a tout de suite regardé.
— Elle a dit quelque chose ?
— Non, mais elle a serré ma main. Elle va y arriver.
Je ne suis toujours pas convaincu qu’un clin d’œil et un geste imperceptible soient des signes irréfutables d’un prochain rétablissement, mais c’est agréable de savoir qu’il y a du progrès. Surtout maintenant qu’elle va avoir besoin d’être pleinement consciente pour affronter Israel Salguero et l’Inspection des services.