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— Eh oui. Le communisme est une menace pour notre mode de vie. C’est pourquoi il est important de le combattre.

Nous étions sur le seuil et il me poussa doucement devant lui, dans l’odeur de café fraîchement moulu que Doris, ma mère adoptive, préparait toujours pour lui. Elle n’était pas encore trop mal en point et pouvait encore se lever ; elle l’attendait dans la cuisine.

Ils observèrent le rituel du café en discutant, comme tous les jours, et c’était un tableau digne de Norman Rockwell, si parfait que je l’aurais certainement oublié s’il n’y avait eu un incident plus tard dans la soirée.

Doris était déjà au lit. Elle se couchait de bonne heure depuis qu’elle avait augmenté les doses d’analgésiques. Harry, Deborah et moi étions devant la télé, comme d’habitude. Nous regardions une sitcom, je ne sais plus laquelle. Il y en avait tellement à l’époque qu’on aurait pu toutes les réunir sous le titre commun de La Minorité rigolote et le Blanc. L’objectif principal de ces séries était apparemment de nous apprendre que, malgré nos petites différences, nous étions, en fait, semblables. Je guettais un signe qui m’indiquerait que j’étais de la partie, mais pas un seul de ces héros ne découpait jamais un voisin. Pourtant, tout le monde avait l’air d’aimer la série. Deborah s’esclaffait régulièrement et Harry arborait en permanence un sourire satisfait ; et moi je m’efforçais de garder profil bas et de m’adapter à cette hilarité.

Mais au milieu de la scène capitale, celle où nous allions apprendre que nous étions semblables et nous étreindre, on sonna à la porte. Harry fit une grimace, mais il se leva et alla ouvrir, tout en gardant un œil sur la télé. Comme j’avais déjà deviné comment se terminerait l’épisode et que je n’étais pas particulièrement touché par ces débordements d’affection artificiels, je le suivis du regard. Il alluma l’éclairage extérieur, jeta un coup d’œil au judas, puis il ouvrit.

— Gus ! s’étonna-t-il. Entre.

Gus Rigby était le plus vieil ami de Harry dans la police. Ils avaient été témoins à leurs mariages respectifs, et Harry était le parrain de sa fille, Betsy. Depuis son divorce, Gus venait toujours chez nous pour les fêtes et les anniversaires, et il apportait toujours une tarte au citron vert.

Mais, là, il n’avait pas l’air d’humeur très sociable, et pas de tarte à la main. Il semblait en colère et à bout de nerfs.

— Il faut qu’on parle, dit-il en entrant aussitôt.

— De quoi ? demanda Harry, qui était resté à la porte.

— Otto Valdez est dans la nature.

— Comment il est sorti ?

— Grâce à l’avocat qu’il s’est payé. Abus d’autorité, selon lui.

— Tu n’y es pas allé de main morte avec lui, Gus.

— C’est un violeur d’enfants ! Tu aurais voulu que je l’embrasse ?

— O.K., concéda Harry en verrouillant la porte. De quoi devons-nous parler ?

— Il s’en prend à moi, maintenant. Le téléphone sonne et personne ne parle, j’entends juste une respiration. Mais je sais que c’est lui. Et j’ai trouvé un mot devant chez moi. Chez moi, Harry.

— Que dit le lieutenant ?

— Non, je veux m’en occuper moi-même. Discrètement. Et j’ai besoin de ton aide.

Avec le merveilleux à-propos qui n’arrive que dans la vraie vie, l’épisode toucha à sa fin et les rires enregistrés éclatèrent en écho aux dernières paroles de Gus. Deborah se mit à rire elle aussi et leva le nez.

— Salut, oncle Gus.

— Bonsoir, Debbie. Tu es plus belle de jour en jour.

Debs se renfrogna. Déjà, à l’époque, cela lui déplaisait d’être jolie et qu’on la complimente à ce sujet.

— Merci, marmonna-t-elle.

— Viens dans la cuisine, dit Harry en entraînant Gus.

Je savais pertinemment qu’il l’y emmenait pour que Deborah et moi n’entendions pas ce qui se dirait, et tout naturellement cela me donna envie d’en savoir plus. Et Harry avait précisé : « Restez ici et n’écoutez pas… » Oh, ce ne serait pas grand-chose de tendre juste un petit peu l’oreille !

Je quittai donc ma place d’un air dégagé pour me rendre aux toilettes. Dans le couloir, je me retournai : Deborah étant déjà absorbée par l’émission suivante, je m’enfonçai dans la pénombre et écoutai.

— … tribunal s’en occupera, disait Harry.

— Comme il l’a fait jusqu’à maintenant ? s’emporta Gus, que je n’avais jamais vu si énervé. Enfin, Harry, ne fais pas l’idiot !

— Nous ne sommes pas des justiciers, Gus.

— Eh bien, peut-être qu’on devrait, voilà.

Il y eut un silence. J’entendis le réfrigérateur s’ouvrir et le bruit d’une bière qu’on décapsule. Un silence s’ensuivit.

— Écoute, Harry, reprit enfin Gus, on est flics depuis longtemps.

— Ça va faire vingt ans.

— Et depuis le premier jour, ça ne t’a pas frappé que le système ne fonctionne pas ? Que les plus gros enfoirés du monde trouvent toujours le moyen de passer entre les mailles du filet pour se retrouver en liberté dans les rues ? Hein ?

— Ça ne signifie pas que nous ayons le droit de…

— Alors qui l’a, ce droit, Harry ? Si ce n’est pas nous, qui ?

Une autre longue pause. Puis Harry prit la parole, à mi-voix, et je dus tendre l’oreille pour saisir ce qu’il disait.

— Tu n’étais pas au Vietnam. Là-bas, j’ai appris que certains sont capables de tuer de sang-froid et d’autres pas. C’est le cas de la plupart des gens. Ça a des conséquences néfastes.

— Qu’est-ce que tu me dis, là ? Que tu es d’accord avec moi, mais que tu ne peux pas le faire ? S’il y a quelqu’un qui le mérite, Harry, c’est bien Otto Valdez…

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda la voix de Deborah, à quelques centimètres de mon oreille.

Je fis un tel bond que je me cognai le crâne au mur.

— Rien.

— Drôle d’endroit, pour rien faire, répondit-elle.

Comme elle n’avait pas l’air de vouloir partir, je décidai que c’en était terminé et retournai au pays des zombies devant la télé. J’en avais certainement assez entendu pour comprendre ce qui se tramait : le gentil tonton Gus voulait tuer quelqu’un et demandait à Harry de l’aider. Mon cerveau était pris dans un tourbillon d’excitation, je voulais à tout prix trouver le moyen de les convaincre de me laisser les aider – ou au moins de les regarder. Où était le mal ? C’était presque un devoir de citoyen !

Mais Harry refusa d’aider Gus et un peu plus tard celui-ci repartit, l’air complètement abattu. Harry vint nous retrouver et passa une bonne demi-heure à essayer de reprendre son masque de père de famille comblé.

Deux jours plus tard, on trouva le corps d’oncle Gus. Il avait été mutilé, décapité et apparemment torturé.

Et trois jours plus tard, à mon insu, Harry découvrit mon petit mémorial canin sous les buissons du jardin. Durant les quinze jours suivants, je le surpris à m’observer bizarrement à plusieurs reprises. J’ignorais alors pourquoi, et ce fut assez intimidant, mais j’étais beaucoup trop bête pour formuler une phrase comme : « Papa, pourquoi me regardes-tu avec cette expression-là ? »

Quoi qu’il en soit, la raison se fit rapidement jour. Trois semaines après la mort prématurée de Gus, Harry et moi partîmes camper sur Elliott Key, et en quelques phrases simples, commençant par « Tu es différent, mon garçon », Harry changea le cours de ma vie pour toujours.

Son plan. Ce qu’il avait prévu pour Dexter. La feuille de route parfaitement planifiée, saine et sensée qui me permettrait d’être éternellement et merveilleusement moi.