Eh bien, le nom de Doakes est la cerise sur le gâteau de cette conversation parfaitement enchanteresse. Je me retiens tout juste de secouer la tête, mais la tentation est forte, car il me semble que ce qui était encore quelques jours plus tôt un univers sensé et bien ordonné vient soudain de basculer dans une spirale incontrôlable. D’abord, je tombe dans un piège et je manque de finir transformé en Torche inhumaine, puis un type que je considère comme de la piétaille dans la guerre contre l’intelligence se révèle être un agent secret. Pour couronner le tout, il est apparemment de mèche avec ce qui reste de mon ennemi juré, le sergent Doakes. Et il semble bien près de prendre la relève dans la poursuite du pauvre et persécuté Dexter. Où cela va-t-il nous mener ?
Et, comme si ce n’était pas déjà la cata – à mon avis, ça l’est –, je suis toujours menacé par Weiss et j’ignore quel est son plan d’attaque.
Au final, je me dis que ce serait le moment idéal pour être quelqu’un d’autre. Malheureusement, c’est un tour de passe-passe que je n’ai pas encore réussi à maîtriser. N’ayant rien d’autre à faire hormis penser au déluge qui est en train de fondre sur moi de toutes parts, je regagne ma voiture. Évidemment, puisque je n’ai pas encore assez souffert, une mince et spectrale silhouette surgit sur le trottoir et m’emboîte le pas.
— Vous étiez là quand c’est arrivé, dit Israel Salguero.
— Oui, dis-je, en me demandant si la prochaine étape est la chute d’un satellite sur mon crâne.
Il s’immobilise. Je me retourne.
— Vous savez que je n’enquête pas sur vous, dit-il.
Je trouve cela très agréable à entendre, mais, étant donné la tournure des dernières heures, je préfère me contenter d’acquiescer.
— Mais apparemment, ce qui s’est produit ici est lié à l’agression de votre sœur sur laquelle j’enquête. (Je suis content de n’avoir rien dit. Tellement, d’ailleurs, que j’estime plus prudent de continuer d’observer le silence.) Vous savez que l’une des choses les plus importantes que je suis chargé de découvrir, c’est la moindre activité de justicier à laquelle se livrerait tout membre de la police.
— Oui, dis-je.
Après tout, un seul mot. Il hoche la tête. Il ne m’a toujours pas quitté du regard.
— Votre sœur a une carrière très prometteuse devant elle. Ce serait dommage qu’elle pâtisse de quoi que ce soit de ce genre.
— Elle est encore dans le coma, dis-je. Elle n’a rien fait.
— Non, elle n’a rien fait, convient-il. Mais vous ?
— J’essayais juste de trouver le type qui l’a poignardée, dis-je. Je n’ai rien fait de mal.
— Bien sûr.
Il attend que je continue, mais comme je ne dis rien, après une éternité, il sourit, me donne une petite tape sur le bras et va retrouver Coulter, qui continue de boire son soda. Je les vois discuter, se tourner vers moi, puis vers la maison calcinée. En me disant que cet après-midi ne m’apportera rien de plus, je pars d’un pas lourd vers ma voiture.
Un débris de la maison est venu étoiler mon pare-brise. Je réussis à ne pas fondre en larmes. Je rentre chez moi avec mon pare-brise craquelé et une migraine tenace.
23
Rita n’est pas là quand j’arrive, puisque je suis rentré un peu en avance à cause de mon après-midi explosif. La maison semble bien vide et je reste dans l’entrée un instant pour écouter ce silence louche. Un tuyau goutte au fond de la maison, puis la climatisation se déclenche, mais ce ne sont pas des bruits de la vie et j’ai l’impression d’avoir débarqué dans un film où tout le monde a été enlevé par des extraterrestres. La bosse sur mon crâne continue de m’élancer, je me sens fatigué et très seul. Je me laisse tomber sur le canapé comme si je n’avais plus de squelette qui me soutienne.
Je reste allongé un moment dans une sorte de parenthèse au milieu de toute cette urgence. Je sais que je dois agir au plus vite, retrouver Weiss et l’affronter sur son territoire, mais sans savoir pourquoi je suis incapable de bouger et la petite voix aigre qui m’a poussé jusqu’ici ne me semble plus très persuasive en cet instant, comme si elle aussi avait besoin d’un peu de repos. Je reste donc allongé, à plat ventre, en essayant de retrouver le sentiment d’urgence qui m’a abandonné, mais je n’éprouve rien à part lassitude et douleur. C’est comme si quelqu’un me criait : « Attention, derrière toi ! Il est armé ! » et que je marmonnais : « Dis-lui de prendre un ticket et de faire la queue. »
Je me réveille, je ne sais pas très bien quand, devant une immensité bleue totalement incompréhensible, jusqu’au moment où je me ressaisis. C’est Cody, à vingt centimètres de ma tête, revêtu de son uniforme de scout tout neuf. Je me redresse, ce qui me fait épouvantablement mal au crâne.
— Eh bien, dis-je en le toisant, tu en as, un air officiel.
— Trop nul. Le bermuda.
Je regarde sa chemisette et son short bleu foncé, sa petite casquette et son foulard autour du cou, et je trouve malvenu de s’en prendre au bermuda.
— Qu’est-ce que tu lui reproches ? Tu en portes tout le temps.
— C’est un uniforme, répond-il, comme si c’était un scandaleux outrage à la dignité humaine.
— Des tas de gens portent des uniformes, dis-je, en cherchant désespérément dans ma tête endolorie un exemple.
— Qui ? demande-t-il, dubitatif.
— Eh bien, le facteur… (Je m’empresse de me taire : le regard qu’il me lance est plus éloquent que tout ce qu’il pourrait dire.) Et puis les… euh… les soldats anglais en portaient, en Inde, dis-je.
Je rame. Il me considère un moment sans un mot, comme si je l’avais cruellement laissé tomber au pire moment de sa vie. Et, avant que je trouve un autre brillant exemple, Rita surgit à son tour.
— Oh, Cody, tu ne l’as pas réveillé, quand même ? Bonjour, Dexter, nous avons fait des courses, nous avons tout ce dont Cody aura besoin pour les scouts, il n’aime pas le bermuda, parce que Astor lui a fait une réflexion… mon Dieu, qu’est-ce qui t’est arrivé à la tête ? débite-t-elle en passant par deux octaves et huit émotions sans jamais reprendre son souffle.
— Ce n’est rien, c’est juste la chair qui a été un peu entamée. J’ai toujours rêvé de prononcer cette phrase, même si je ne vois pas du tout ce qu’elle veut dire. Dans les blessures, la chair est toujours entamée, non ? Même quand la blessure la traverse et atteint l’os ?
Quoi qu’il en soit, Rita réagit avec un agréable étalage d’inquiétude, envoie illico Cody et Astor chercher de la glace, un édredon et une tasse de thé avant de se jeter à côté de moi sur le canapé et d’exiger que je lui raconte ce qui est arrivé à ma pauvre tête. Je lui donne tous les détails croustillants – en omettant deux, trois trucs sans intérêt, comme la raison de ma présence dans une maison qu’on a fait exploser pour essayer de me tuer. Et, à mesure que je lui explique, je vois avec consternation ses yeux s’agrandir et s’embuer, puis des larmes inonder ses joues. C’est vraiment tout à fait flatteur de songer qu’une simple égratignure peut provoquer un tel déploiement d’effets hydrotechniques, mais en même temps je ne sais pas trop comment je dois réagir.
Heureusement pour ma réputation de disciple de la Méthode, Rita ne me laisse aucun doute sur la conduite à tenir.
— Tu dois rester ici te reposer. Pas de bruit, du repos, quand on a une bosse comme ça. Je vais te préparer un bouillon.
J’ignorais que le bouillon était recommandé pour les bosses, mais Rita a l’air très sûre d’elle et, après m’avoir gentiment caressé le visage et déposé un baiser aux alentours de la bosse, file dans la cuisine, où elle se lance dans un fracas d’ustensiles qui dégage très vite une odeur d’ail, d’oignon, puis de poulet, et je dérive dans un demi-sommeil où les vagues pulsations de mes tempes s’éloignent et m’entourent d’un cocon douillet, presque agréable. Je me demande si Rita m’apporterait du bouillon si j’étais arrêté. Si Weiss a quelqu’un qui lui en apporte. J’espère que non : je commence à ne pas beaucoup l’aimer et il ne mérite sûrement pas de bouillon.