Et l’écran devient tout noir.
Quand j’étais beaucoup plus jeune, je me pensais handicapé par l’absence d’émotions. Je voyais l’immense barrière entre moi et l’humanité, cette muraille de sentiments que je n’éprouverais jamais, et cela me dépitait. Mais l’un de ces sentiments était la culpabilité – l’un des plus répandus et des plus puissants, d’ailleurs –, et en voyant Weiss me dire que c’est moi qui l’ai transformé en tueur je m’aperçois aussi que je devrais éprouver une certaine culpabilité. Et je suis bien content de n’en ressentir aucune.
C’est plutôt un soulagement. Des vagues fraîches qui déferlent sur moi et balaient la tension qui me nouait. Je suis vraiment soulagé, parce qu’à présent je sais ce qu’il veut. Moi. Il ne l’a pas dit en ces termes, mais le message est clair : Tu es le prochain sur la liste. Le soulagement se change en un sentiment de froide urgence : des serres se crispent et se détendent dans l’obscurité alors que le Passager noir perçoit le défi lancé par Weiss et le relève.
Cela aussi, c’est un grand soulagement. Jusqu’à présent, le Passager est resté silencieux, n’ayant rien à dire sur les cadavres volés, même quand ils étaient transformés en meubles de jardin ou en corbeilles de fruits. Il y a maintenant une menace, un autre prédateur flaire notre piste et menace notre territoire. Et c’est une intrusion que nous ne pouvons autoriser, non. Weiss a annoncé qu’il allait venir – et enfin, enfin, le Passager se réveille de sa sieste et affûte ses crocs. Nous sommes prêts.
Mais prêts à quoi ? Je n’imagine pas un seul instant que Weiss va prendre la fuite. Ce n’est même pas envisageable. Que compte-t-il faire, alors ?
Le Passager souffle une réponse, évidente. J’en reconnais la justesse, parce que c’est ce que nous aurions fait. Et Weiss me l’a laissé entendre en disant : J’aimais Alex et tu me l’as pris… Il compte donc s’en prendre à un de mes proches. En déposant la photo sur le cadavre de Deutsch, il m’a même prévenu. Ce sera Cody et Astor, parce qu’il m’atteindra là où je l’ai frappé, et cela va également me mener à lui, me faire suivre ses règles.
Mais comment compte-t-il s’y prendre ? C’est la grande question, et il me semble que la réponse est assez évidente. Jusqu’à présent, Weiss a été très direct – il n’y a rien de franchement subtil à faire exploser une maison. Il va agir vite, quand il sentira que la chance est de son côté. Et, comme je sais qu’il me surveille, j’en déduis qu’il connaît mon emploi du temps quotidien – et celui des enfants. Ils sont plus vulnérables quand Rita va les chercher à l’école, qu’ils sortent d’un environnement sûr pour se retrouver plonger dans le chaos de Miami : pendant ce temps, je suis loin, au travail, et il aura le dessus sur une femme relativement frêle, pas méfiante pour un sou. Il parviendra à lui prendre au moins un des deux enfants.
Il faut donc que je sois sur le terrain le premier, avant Weiss, et que je guette son arrivée. C’est un plan simple, mais non sans risques : je peux très bien me tromper. Mais le Passager opine du chef, et comme il se trompe rarement je me résous à quitter le bureau de bonne heure, juste après le déjeuner, afin de me poster devant l’école pour intercepter Weiss.
Et une fois de plus, alors que je m’apprête à bondir à la gorge de mon ennemi… mon mobile sonne.
— Salut, mon pote, dit Chutsky. Elle est réveillée et elle te demande.
25
Deborah a quitté les soins intensifs, et j’éprouve un sentiment de confusion en voyant la chambre vide. J’ai déjà vu cette scène dans une demi-douzaine de films où le héros contemple un lit d’hôpital vide et comprend que son ancien occupant est décédé ; mais, comme je suis sûr que Chutsky m’aurait précisé que Debs était morte, je redescends le couloir jusqu’à l’accueil.
La réceptionniste me fait attendre tout en s’affairant à des tâches mystérieuses à son ordinateur, répondant au téléphone et bavardant avec deux infirmières accoudées à son comptoir. L’atmosphère de panique à peine maîtrisée dont tout le monde témoignait récemment dans le service a disparu, remplacée par un intérêt obsessionnel pour les téléphones et les ongles. Finalement, la femme admet qu’il y a une infime possibilité de trouver Deborah dans la chambre 235, au deuxième étage. Cela paraît si logique que je la remercie et me mets en route.
La 235 étant effectivement au deuxième, juste à côté de la 233, c’est avec le sentiment que l’ordre règne en ce monde que j’entre et trouve Deborah assise dans son lit, Chutsky assis à côté, dans la posture où je l’avais laissé la dernière fois. Deborah ouvre un œil, me regarde et esquisse un demi-sourire rien que pour moi.
— Elle est vivante, elle vit, dis-je en m’asseyant, jugeant que c’est une phrase de circonstance.
— Dex, répond-elle d’une voix rauque.
Elle essaie de sourire à nouveau, mais c’est encore pire que la première fois, et elle renonce en fermant les yeux et en s’enfonçant dans la neige des oreillers.
— Elle a pas encore trop de forces, dit Chutsky.
— C’est ce qu’il m’a semblé.
— Alors, euh… il faut pas la fatiguer ni rien, a dit le docteur. Je ne sais pas si Chutsky s’imaginait que je proposerais une partie de volley, mais j’acquiesce et me contente de tapoter la main de ma sœur.
— C’est bien de te revoir, sœurette. On était inquiets.
— Je me sens…, dit-elle faiblement.
Mais elle s’arrête ; elle ferme les yeux et laisse échapper un râle ; Chutsky se précipite et lui glisse un petit glaçon entre les lèvres.
— Voilà, essaie pas de parler pour le moment.
Debs avale la glace mais lui fait une grimace.
— Je vais bien, dit-elle. (C’est très exagéré. La glace semble lui faire du bien, et quand elle reprend la parole sa voix est moins éraillée.) Dexter, dit-elle un peu trop fort, comme quelqu’un qui crierait dans une église. (Elle secoue faiblement la tête et, à ma grande stupéfaction, je vois une larme perler au coin de son œil – phénomène que je n’ai pas vu chez elle depuis ses douze ans. Elle roule sur sa joue et tombe sur l’oreiller où elle disparaît.) Merde, fait-elle. Je me sens tellement…
Elle agite faiblement la main à laquelle Chutsky ne se cramponne pas.
— C’est normal, dis-je. Tu as frôlé la mort.
Elle reste silencieuse un long moment, les yeux clos, et finit par dire à mi-voix :
— Je ne veux plus faire ça.
J’interroge Chutsky du regard. Il hausse les épaules.
— Faire quoi, Debs ? demandé-je.
— Flic.
Qu’elle ne veuille plus être policière ? C’est aussi ahurissant que si la lune présentait sa démission.
— Deborah.
— Ça rime à rien. Je me retrouve ici… Pourquoi ? (Elle rouvre les yeux, me fixe et secoue la tête.) Pourquoi ?
— C’est ton métier.
J’avoue que ce n’est pas très émouvant, mais je ne trouve rien de mieux sur le moment et je ne pense pas qu’elle ait envie d’un sermon sur la Vérité, la Justice et l’Amérique.
Elle n’a apparemment pas non plus envie qu’on lui dise que c’est son métier, car elle me fusille du regard avant de tourner la tête et de fermer les yeux.