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Je consulte régulièrement la page YouTube durant la semaine, mais rien ne change, et, au rythme d’une semaine très occupée, cela commence à ne plus être qu’un très déplaisant souvenir.

À la maison, la situation n’est pas meilleure : un policier est toujours posté à la porte quand les enfants rentrent, et, bien qu’il soit généralement aimable, sa présence accroît la tension. Rita est un peu distante et distraite, comme si elle attendait constamment un appel de l’étranger, et sa cuisine habituellement savoureuse s’en ressent. Nous mangeons des restes deux fois en une semaine – un fait sans précédent dans notre petit foyer – et, pour la première fois depuis que je la connais, elle est relativement peu bavarde, reste assise avec Cody à regarder en boucle tous ses DVD préférés, sans prononcer plus de deux ou trois mots.

Curieusement, Cody est le seul à faire montre d’un peu d’animation. Il a hâte d’aller à sa prochaine réunion chez les scouts, bien que cela l’oblige à porter son hideux uniforme. Mais, quand je lui demande ce qui l’a fait changer d’avis, il avoue que c’est parce qu’il espère que le nouveau chef va lui aussi être retrouvé mort et qu’il pourra le voir.

Une semaine morose se passe, le week-end ne se révèle pas mieux, et le lundi matin arrive, comme c’est assez souvent le cas. Bien que j’apporte une grande boîte de beignets au bureau, ce lundi ne m’offre rien en retour, hormis un surcroît de travail. Une fusillade en voiture à Liberty City me force à me rendre dans les quartiers chauds pendant plusieurs inutiles heures. Un ado de seize ans est mort, et un simple coup d’œil aux éclaboussures de sang suffit pour se rendre à l’évidence : il a été abattu depuis une voiture passant en trombe. Mais, comme l’« évidence » ne suffit jamais pour une enquête de police, je vais sur place sous un soleil de plomb suer à des tâches qui relèvent rapidement de la corvée, tout cela pour remplir les formulaires adéquats.

Le temps que je regagne mon petit bureau, j’ai tellement transpiré que j’ai presque épuisé mon déguisement humain. J’ai surtout envie d’une douche, de vêtements propres et secs et, si possible, de découper en tranches quelqu’un qui le mérite complètement. Bien sûr, cela me ramène directement à Weiss, et, n’ayant rien d’autre à faire que savourer l’odeur de ma transpiration, je jette un dernier coup d’œil à sa page.

Cette fois, une nouvelle vignette m’attend en bas. Intitulée DEXTERAMA.

Je n’ai pas tellement le choix : je clique dessus.

L’image est d’abord floue, j’entends le son d’un orchestre entonnant une musique pompeuse qui me rappelle la remise des diplômes au lycée. Suivent des images, les cadavres de la série LE NOUVEAU MIAMI, intercalées avec des visages de spectateurs, et la voix de Weiss s’élève, comme une version malsaine d’un commentateur télé.

« Pendant des milliers d’années, entonne-t-il, des choses affreuses nous sont arrivées. (Gros plans sur les cadavres et leurs visages aux masques en plastique.) Un homme a posé la même question : Pourquoi suis-je ici ? Et, pendant tout ce temps, la réponse n’a pas varié… (Gros plan sur un visage dans la foule des Fairchild Gardens, perplexe, interloqué, puis Weiss prend une voix de benêt :) Je sais pas… »

D’un point de vue technique, le film est très maladroit, ce n’est qu’un nouveau montage d’images éculées, et j’essaie de ne pas me montrer trop critique – après tout, le talent de Weiss s’exerce dans un autre domaine, il a perdu son premier partenaire puis tué le second, qui était monteur.

« L’homme s’est donc tourné vers l’art, continue Weiss du même ton solennel, tandis qu’apparaît une statue sans bras ni jambes, et l’art nous a apporté une bien meilleure réponse… (Plan rapproché du joggeur qui a trouvé le cadavre sur South Beach, suivi du fameux cri de Weiss.) Mais l’art conventionnel ne peut nous mener bien loin. Car l’utilisation de méthodes traditionnelles comme la peinture ou la sculpture élève une barrière entre l’événement artistique et l’expérience de l’art. Et nous, en tant qu’artistes, nous devons nous préoccuper d’abattre les barrières… (Image du mur de Berlin qui s’écroule sous les hourras de la foule.) C’est pourquoi des gens comme Chris Burden et David Nebreda ont commencé à expérimenter de nouvelles voies pour faire de leur personne une œuvre d’art – une barrière est tombée ! Mais cela ne suffit pas, car, pour le spectateur lambda (un autre visage d’ahuri dans la foule), il n’y a aucune différence entre un tas de boue et un artiste dément. La barrière se dresse encore ! Zut ! »

Le visage de Weiss apparaît alors ; la caméra tremblote un peu, comme s’il la tenait tout en parlant.

« Nous devons trouver l’immédiateté. Nous devons faire participer le spectateur à l’œuvre, afin d’éliminer la barrière. Et nous avons besoin de meilleures réponses… à de plus grandes questions encore. Comme : ‘‘Qu’est-ce que la vérité ?’’, ‘‘Où se trouve le seuil de la souffrance humaine ?’’. Et plus important encore… (Là, l’écran montre Dexter déposant Doncevic dans la baignoire blanche.) ‘‘Que ferait Dexter s’il faisait partie de l’œuvre, au lieu d’être l’artiste ?’’ »

À ce moment, j’entends un nouveau cri – étouffé, mais qui me paraît familier ; ce n’est pas celui de Weiss, mais je l’ai déjà entendu, bien que je n’arrive pas à préciser mon souvenir. Weiss revient à l’écran avec un petit sourire et jette un coup d’œil par-dessus son épaule.

« Au moins, nous pourrons répondre à la dernière question, n’est-ce pas ? »

Il s’empare de la caméra et la détourne de son visage pour fixer une forme qui gigote derrière lui. L’image devient nette et je comprends alors pourquoi le cri me paraissait familier.

C’est Rita.

Allongée sur le flanc, les mains liées dans le dos, les chevilles entravées, elle se débat tant qu’elle peut et pousse un autre cri étouffé, cette fois indigné.

« Le public est l’œuvre d’art, s’esclaffe Weiss. Et tu vas être mon chef-d’œuvre, Dexter. (Il fait un sourire, pas artificiel, mais pas particulièrement joli non plus.) Cela va être une fabuleuse… « art-stravagance » ! »

Et l’écran devient noir.

Il tient Rita. Je sais très bien que je devrais bondir, prendre mon fusil à plombs et foncer vers ce grand arbre en poussant un cri de guerre pour terrifier les écureuils – mais je sens un étrange calme m’envahir. Je reste à ma place un long moment, en me demandant ce qu’il compte lui faire, avant de m’apercevoir que, d’une manière ou d’une autre, je dois vraiment réagir. Je respire un bon coup pour m’extirper de ce fauteuil et quitter les lieux.

Mais j’ai à peine commencé à inspirer, pas assez pour poser ne serait-ce qu’un pied par terre, qu’une voix s’élève juste derrière moi.

— C’est ta femme, hein ? demande l’inspecteur Coulter.

Il me faut un peu de temps pour me décoller du plafond, puis je me retourne. Il est sur le seuil, à quelques mètres, mais assez près pour avoir tout vu et entendu. Impossible d’esquiver la question.

— Oui. C’est Rita.

— On aurait dit que c’était toi, avec le mec dans la salle de bains.

— Que… moi ? bafouillé-je. Je ne crois pas.

— Si, insiste Coulter. C’était toi. (Et, comme je n’ai rien à dire et qu’il est hors de question que je me remette à bafouiller, je me contente de secouer la tête.) Et tu comptes rester là alors que ce mec tient ta femme ?

— J’allais me lever.

— Tu aurais pas comme l’impression que ce type t’en veut, des fois ?

— Ça commence à en avoir l’air, avoué-je.

— Et pourquoi ça, à ton avis ?

— Je vous l’ai dit. J’ai frappé son petit copain. Même moi, je trouve l’explication faiblarde.

— Ouais, c’est vrai. Le mec qui a disparu. Et tu sais toujours pas où il est passé, hein ?

— Non, pas du tout.

— Tu sais pas, fait-il en inclinant la tête. Parce que c’est pas lui dans la baignoire. Et c’est pas toi qui te penches sur lui avec la scie.

— Non, bien sûr que non.

— Mais ce mec, il croit peut-être ça, parce qu’on dirait drôlement que c’est toi. Alors il a pris ta femme. Une espèce d’échange, quoi.

— Inspecteur, je ne sais vraiment pas où est son petit copain.

Et c’est vrai, si l’on songe aux courants, aux marées et aux habitudes des charognards de l’Océan.

— Mmm…, fait-il en prenant une expression que je dois sûrement considérer comme pensive. Alors il a décidé de… quoi, au fait ? Transformer ta femme en une espèce d’œuvre d’art, c’est ça ? Parce que…?

— Parce qu’il est fou ? proposé-je, plein d’espoir.

C’est aussi le cas, mais il n’est pas sûr que Coulter se laisse impressionner.

Et ça ne l’est effectivement pas.

— Mmm, mmm…, fait-il, dubitatif. Il est dingue. Ça tombe sous le sens, ouais. (Il hoche la tête comme pour tenter de s’en convaincre.) O.K., alors on a un dingue qui tient ta femme. Et ensuite ?

Il hausse les sourcils ; il espère sûrement que je vais lui sortir quelque chose de vraiment utile.

— Je ne sais pas. Je devrais peut-être avertir la police.

— Avertir la police, ouais. Parce que la dernière fois que tu l’as pas fait je t’ai grondé.

L’intelligence est généralement louée, mais, vraiment, je dois admettre que je préférais nettement Coulter quand je le prenais pour un idiot inoffensif. Maintenant que je sais que ce n’est pas le cas, je suis tiraillé entre l’envie d’être très prudent dans mes déclarations et un désir tout aussi irrépressible de lui fracasser mon fauteuil sur le crâne. Mais un bon fauteuil, ça coûte cher, et la prudence prend le dessus.

— Inspecteur, ce type tient mon épouse. Peut-être que vous n’avez jamais été marié…

— Deux fois, me coupe-t-il. Ça a pas marché.

— Eh bien, moi, si. J’aimerais bien la récupérer en un seul morceau.

Il me considère un long moment, puis :

— C’est qui, ce mec ?

— Brandon Weiss, réponds-je, sans trop savoir où il veut en venir.

— C’est son nom, mais c’est qui, merde ?

Je secoue la tête, perplexe, encore moins sûr de vouloir le lui dire.

— Mais c’est le type qui, vous voyez, celui qui a exposé tous ces cadavres mis en scène qui ont mis le gouverneur dans tous ses états.

— Oui, je vois.

Il hoche la tête et regarde sa main. Je me rends compte qu’il n’a pas sa bouteille de soda. Le pauvre homme doit être en manque.

— Ça serait bien de le coincer, ce mec, dit-il.

— Oui.

— Ça mettrait plein de gens de bonne humeur. Ça serait bon pour la carrière.

— Je suppose, avoué-je en me disant que j’aurais finalement dû lui fracasser mon fauteuil dessus.

— Très bien, conclut-il en frappant dans ses mains. Allons le pincer.

C’est une merveilleuse idée, annoncée avec un bel entrain, mais je décèle un petit problème.

— Aller où ? Je ne sais pas où il a emmené Rita.

— Quoi ? Il te l’a dit.

— Je ne crois pas.

— Allons, tu regardes pas la télé ? demande-t-il, comme si c’était un crime.

— Pas trop. Les enfants ne s’intéressent plus aux dessins animés.

— Ça fait trois semaines qu’on en parle. L’Art-Stravaganza.

— La quoi ?

— L’Art-Stravaganza, au Convention Center, clame-t-il, comme s’il faisait de la réclame. Plus de deux cents artistes d’avant-garde venus d’Amérique du Nord et des Caraïbes réunis sous le même toit.

Je sens bien que je tente d’articuler quelque chose, mais rien ne sort. J’essaie encore, mais avant que j’arrive à parler Coulter me désigne la porte du menton.

— Allez, on y va. Ensuite, on discutera un peu pour comprendre pourquoi on dirait que c’est toi avec le mec dans la baignoire.

Cette fois, je pose les deux pieds par terre, prêts à me relever, mais avant que j’en aie eu le temps mon mobile sonne.

— Monsieur Morgan ? demande une voix de femme fatiguée.

— Oui.

— C’est Megan. Du programme extrascolaire. Vous voyez, qui s’occupe de Cody… Et d’Astor…

— Ah oui ! m’exclamé-je, tandis qu’une nouvelle alarme se déclenche sous mon crâne.

— Il est 6 heures passées, vous voyez ? Et il faut que je rentre chez moi, maintenant ? J’ai un cours de compta, ce soir ? À 7 heures ?

— Oui, Megan. Que puis-je faire pour vous ?

— Je vous l’ai dit ? Il faut que je rentre ?

— Très bien.

— Mais vos gosses ? Votre femme est pas venue ? Alors ils sont là ? Et moi je suis pas censée partir ? Tant qu’il reste des gosses ?

Je trouve que c’est une règle excellente, surtout que cela signifie que Cody et Astor sont sains et saufs et non dans les griffes de Weiss.

— Je viens les prendre. Je serai là dans vingt minutes.

Je referme mon mobile et découvre le regard interrogateur de Coulter.

— Mes gosses. Leur mère n’est pas allée les chercher et il faut que j’y aille.

— Tout de suite.

— Oui.

— Donc, tu vas les chercher ?

— En effet.

— Mmm, mmm… Et tu veux toujours sauver ta femme ?

— Je crois que ce serait mieux, oui.

— Alors tu vas aller chercher tes mômes et t’occuper de ta femme. Et pas, mettons, essayer de filer ni rien ?

— Inspecteur, je veux récupérer ma femme.

Il me considère longuement, puis il hoche la tête.

— Je serai au Convention Center, dit-il en tournant les talons.