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Et puis, un jour qu’elle avait fait une course plus longue que d’habitude, elle aperçut, au détour d’un rocher, un magnifique torrent qui dévalait à toute allure. Le flot battant, elle s’arrêta net dans sa course, le courant coupé. Ce fut le coup de foudre !

Et la nuit suivante, le beau torrent vint la rejoindre dans son lit… Il la quitta au matin, sur la promesse de confluer légalement avec elle. Hélas ! Promesse de torrent, autant en emporte le vent ! Il disparut et la pauvre petite Linotte, inconsolable, se mit à dépérir… Elle devint trouble, grise, puis verte et se dessécha peu à peu… Des traînées de sable, de vase apparurent. Des rides, des plis, des sillons flétrirent sa surface jadis si limpide, si translucide…

En vain, ses parents lui donnèrent-ils leurs plus beaux poissons, elle n’y prêta même pas attention. En vain, son oncle, le Gave d’Oloron, lui envoya-t-il ses plus belles pierres… elle s’étiolait de plus en plus. Et puis, un soir d’hiver, comme ivre de désespoir, elle sortit de son lit, malgré le froid glacial, et fonça droit devant elle.

Ecumant de souffrance, rugissant comme une lionne blessée, elle emporta tout sur son passage : troncs d’arbres, ponts, barrages, tout fut balayé comme fétu de paille…

Son père, le Rhône, fit un crochet pour tenter de lui couper la route ; elle se cacha au creux d’une vallée, bondit par-dessus les canaux, se cogna dans une écluse, fit demi-tour, repartit en sens inverse et arriva enfin en vue de l’Atlantique. Tous les cours d’eau, alertés par les sirènes et les tritons, se mirent à sa poursuite…

Trop tard !

La Linotte, en une ruée sauvage, se jeta dans l’Atlantique, qui l’engloutit à jamais…

Le Rhône et la Saône prirent le deuil et se couvrirent de brouillards épais.

Longtemps, leurs flots demeurèrent noirs et les bateliers se signaient en les entendant gronder de douleur…

Et parfois, en mer, quand les bateaux de pêche sont au large, un marin étonné s’écrie : Curieux, ça, y a plus de courant ici, on dirait qu’on est sur de l’eau morte.

Eh oui, brave pêcheur, de l’eau morte !..

C’est l’âme de la petite rivière qui, de temps en temps, remonte à la surface pour rappeler aux humains trop sceptiques qu’on peut encore mourir d’amour… »

QUESTIONS ESSENTIELLES

À l’éternelle et triple question, toujours demeurée sans réponse : « Qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je ? », le philosophe Pierre Dac a répondu : « Je suis moi, je viens de chez moi et j’y retourne. » Mais, à travers chroniques et éditoriaux, il s’est également penché sur d’autres questions presque aussi essentielles…

L’ESCLAVAGE N’EST PAS MORT

Je croyais jusqu’à ces temps derniers, et sur la foi des conquêtes sociales issues de la Révolution française, que l’esclavage était aboli.

Naïve était ma candeur et saugrenue ma puérile confiance. Il n’en est rien : l’esclavage subsiste toujours, d’une manière particulière, certes, mais néanmoins agissante et positive.

Ce qu’il y a d’effrayant, c’est que cette forme d’esclavage s’étale cyniquement, publiquement, au grand jour, sans même se donner la peine de se dissimuler.

Je pensais sincèrement n’avoir jamais à reprendre la plume pour protester contre de pareilles pratiques que j’étais en droit d’estimer définitivement révolues. La dernière croisade que j’entrepris dans cet ordre d’idées remonte à un an et demi environ ; j’écrivis à cette époque un virulent article intitulé : « Libérez les ballons captifs ». Tous les hommes de cœur, y compris ceux de trèfle et de carreau, m’encouragèrent dans cette campagne, car, comme moi, ils avaient compris la honte qui rougissait le front de la société responsable du maintien dans un honteux servage de malheureux ballons auxquels il manquait la parole pour se défendre et faire prévaloir leurs droits à l’égalité de traitement avec les autres ballons.

Satisfaction me fut donnée ; il n’y a plus de ballons captifs ; seules subsistent des saucisses reliées au sol par des cordes. Mais il y a aussi loin d’une saucisse ficelée à un ballon captif que d’un harmonium à un chapeau Cronstadt.

Et voilà que ça continue ! Et voilà qu’il me faut repartir en guerre contre d’abominables abus ! Car, citoyens, il y a encore des taxis qui ne sont pas libres ! En pleine démocratie ! En plein épanouissement de la civilisation !

C’est comme j’ai la douleur de vous le dire ; je me suis livré à une enquête très serrée ; à diverses reprises, j’ai hélé un taxi, et non pas une fois, mais dix, le chauffeur m’a répondu en baissant la tête et son drapeau : « Pas libre. » Le malheureux, en proférant ces mots, semblait accablé par le poids d’un immense chagrin et ses yeux me faisaient comprendre à mi-voix l’injuste arbitraire d’une pareille situation.

Eh bien ! non, ça ne continuera pas ! Il faut que ce scandale cesse ! Qu’au temps du Moyen Age il y ait eu des taxis pas libres, ça s’explique ; mais pas maintenant. Il faut que les Chambres se réunissent au plus tôt en séance publiquement secrète ou secrètement publique, à leur choix ; il faut qu’elles votent de toute urgence une loi accordant la liberté totale, pleine et entière, aux taxis. Nous voulons, nous exigeons que cette réforme soit effectuée dans les quarante-huit heures ; nous voulons que, lorsque nous appellerons un taxi et que nous demanderons au chauffeur : « Êtes-vous libre ? » celui-ci puisse nous répondre fièrement : « Oui, je le suis ! »

Et ce « oui, je le suis » sonnera comme une clameur de triomphe et comme une revanche inéluctable sur un passé périmé qui ne doit plus renaître.

Alors, quand à nos oreilles ne résonnera plus ce lamentable « pas libre », quand les drapeaux des taxis flotteront audacieusement au vent et que les compteurs ne compteront plus que sur eux-mêmes, alors, mais alors seulement, nous pourrons être fiers d’être les fils d’une démocratie qui, à ce moment, pourra hautement se vanter d’être la belle-sœur par alliance de la République et de son indéfectible destin.

Libérez les taxis ! À bas l’esclavage !

Tout le monde doivent être égaux !

GRANDEUR ET DÉCADENCE DU SALSIFIS FRIT

Sic transit ! Ainsi va la vie ! À quoi tient la gloire ? À peu de chose, et le philosophe a raison qui dit : « Quand les cent bouches de la renommée se taisent, ça fait plus de bruit que lorsqu’elles parlent ! » Fragilité des choses d’ici-bas ! Enfin, rien ne sert d’épiloguer à perte de temps, mais il est cependant difficile de demeurer insensible devant l’étrange destinée du salsifis frit. J’entends d’ici, aussi bien que si je n’y étais pas, de graves personnages s’écrier : « Est-ce bien le moment de s’occuper de pareilles billevesées ? » Notre souci d’impartialité et d’objectivité constitue à lui seul la meilleure réponse aux insinuations malveillantes ; si, aujourd’hui, j’ai cru bon de m’occuper du salsifis frit, c’est que je sais les répercussions qu’il peut avoir sur notre économie générale.

Gambetta lui-même, qui n’était certes pas homme à jouer à la marelle au sein de l’Assemblée nationale, n’a-t-il pas écrit : « Quand le salsifis frit décroît, le peuple s’effrite «  ?

Je viens de passer quelques nuits à relire attentivement l’histoire du salsifis frit ; je conseille à tous mes concitoyens d’en faire autant, car elle est particulièrement édifiante. Les faits sont là, probants, irréfutables, et la conclusion qui s’en dégage est la suivante : « Un gouvernement qui n’a pas de politique du salsifis frit n’a aucun espoir d’arriver à ses fins. »

Chez les Phéniciens, le salsifis frit était révéré au même titre que le bœuf Apis chez les antipodistes. Au Mexique, récemment encore, c’est lui qui remplaçait le gui porte-bonheur à l’époque des grandes marées de demi-saison, et bien rares sont ceux qui n’ont point conservé dans un repli de leur mémoire le souvenir de la charmante « Ballade du salsifis frit » de Paul Pons et Raoul le Boucher ; les premières strophes chantent encore à mes oreilles ; je ne puis me retenir de les citer :