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— Il est jeune et ambitieux. Peut-être prévoit-il que la situation à Rome va bientôt changer et qu’il pourra tirer un avantage politique de m’avoir protégé. Si tel est le cas, il se fait des illusions.

Puis un jour, en fin d’après-midi, alors que la chaleur devenait un peu moins féroce, je me rendis en ville avec une pile de lettres à expédier à Rome. Il était difficile de convaincre Cicéron ne fût-ce que de rassembler l’énergie nécessaire pour répondre à son courrier et, lorsqu’il s’y décidait, ses lettres se réduisaient principalement à une liste de plaintes. Je suis toujours ici, languissant, incapable de parler, de penser. Ce lieu n’est pas ce qui convient à une infortune comme la mienne et à de si grandes douleurs. Néanmoins il écrivait, et en plus des voyageurs de confiance qui pouvaient parfois emporter nos lettres, je m’étais arrangé pour louer des coursiers auprès d’un marchand macédonien local appelé Épiphane, qui faisait du commerce avec Rome.

Comme souvent dans cette partie du monde, c’était évidemment un escroc et un paresseux invétéré. Cependant, j’estimais le payer assez grassement pour garantir sa discrétion. Il possédait un entrepôt en haut de la côte qui partait du port, tout près de la porte Égnatienne, où un halo de poussière gris rouge causé par la circulation entre Rome et Byzance flottait en permanence au-dessus des toits imbriqués. Pour parvenir à son bureau, il fallait traverser une cour où l’on chargeait et déchargeait des chariots. Et cet après-midi-là, en y arrivant, je remarquai un char dont les brancards reposaient sur des blocs de pierre tandis que les chevaux dételés buvaient à grands bruits dans une auge. Il ressemblait si peu aux voitures à bœufs habituelles que je m’arrêtai brusquement et allai l’examiner de plus près. Il avait de toute évidence été mené sans ménagement : la poussière de la route le recouvrait si totalement qu’il était impossible de deviner sa couleur de départ. Mais c’était un engin rapide, solide et conçu pour le combat — un char de guerre — et, en trouvant Épiphane à l’étage, je voulus savoir à qui il appartenait.

Il m’adressa un regard rusé.

— Le conducteur n’a pas dit son nom. Il m’a juste demandé de surveiller l’attelage.

— Un Romain ?

— Certainement.

— Seul ?

— Non, il avait un compagnon… un gladiateur, peut-être. Jeunes tous les deux, et costauds.

— Quand sont-ils arrivés ?

— Il y a une heure.

— Et où sont-ils à présent ?

— Qui peut le dire ? répliqua-t-il en haussant les épaules et découvrant ses dents jaunies.

La terrible évidence s’imposa soudain à moi.

— Tu as ouvert mes lettres ? Tu m’as fait suivre ?

— Jamais ! Je n’en reviens pas. Vraiment…

Il écarta les mains en signe d’innocence et regarda autour de lui comme pour en appeler à des jurés invisibles.

— Comment peux-tu suggérer une chose pareille ?

Épiphane ! Pour un homme qui faisait du mensonge un métier, il mentait affreusement mal. Je fis demi-tour, sortis précipitamment de la pièce, dévalai l’escalier et ne m’arrêtai de courir que lorsque je fus en vue de la villa. Deux vauriens à la mine patibulaire traînaient dans la rue et se retournèrent en m’entendant approcher. Je ralentis le pas et eus la certitude qu’ils étaient là pour tuer Cicéron. L’un d’eux avait une cicatrice affreuse qui lui barrait le côté du visage du sourcil à la mâchoire (Épiphane avait raison : il sortait visiblement tout droit d’une caserne de gladiateurs), tandis que l’autre aurait pu être forgeron — vu son air bravache, il aurait pu être Vulcain en personne —, avec des bras et des mollets puissants et hâlés, et un visage aussi noir que celui d’un nègre. Il me héla :

— On cherche la maison où vit Cicéron !

Je voulus feindre l’ignorance, mais il me coupa aussitôt pour ajouter :

— Dis-lui que Titus Annius Milon est venu lui présenter ses hommages depuis Rome.

La chambre de Cicéron était plongée dans l’obscurité et sa bougie était près de s’éteindre par manque d’air. Cicéron se tenait couché sur le flanc, face au mur.

— Milon ? répéta-t-il d’une voix atone. Qu’est-ce que c’est que ce nom ? C’est un Grec ou quoi ?

Puis il roula sur le dos et se redressa sur les coudes.

— Attends… il n’y a pas un candidat de ce nom qui vient d’être élu au tribunat ?

— C’est lui-même. Il est ici.

— Mais s’il est tribun de la plèbe, pourquoi n’est-il pas à Rome ? Son mandat commence dans trois mois.

— Il dit qu’il veut te parler.

— C’est une longue route pour une simple conversation. Qu’est-ce qu’on sait de lui ?

— Rien.

— Peut-être est-il venu me tuer ?

— Peut-être. Il a un gladiateur avec lui.

— Ce n’est pas très rassurant, dit Cicéron en se rallongeant pour réfléchir à la question. En fait, quelle importance ? Je pourrais tout aussi bien être mort à l’heure qu’il est.

Il déprimait dans sa chambre depuis si longtemps que la lumière du jour l’aveugla lorsque j’ouvris la porte, et il porta la main à ses yeux pour les abriter. Le teint cireux, les membres ankylosés, sa barbe et ses cheveux gris emmêlés sur un corps terriblement amaigri, il faisait penser à un cadavre tout juste exhumé de la tombe. Il n’est guère surprenant qu’en le voyant entrer dans la pièce, appuyé sur mon bras, Milon eût peine à le reconnaître. Ce ne fut qu’en entendant la voix familière le saluer que notre visiteur ouvrit la bouche, pressa la main sur son cœur, baissa la tête et assura que c’était là le plus grand jour et le plus grand honneur de sa vie, qu’il avait entendu d’innombrables fois Cicéron plaider dans les tribunaux et du haut des rostres, mais que jamais il n’aurait cru rencontrer le Père de la Patrie en personne, et encore moins être en position (du moins osait-il l’espérer) de lui rendre service…

Il y eut encore de longues déclarations de cette veine, et Cicéron finit par avoir une réaction que je ne lui connaissais plus depuis des mois : le rire.

— Oui, fort bien, jeune homme, cela suffit. Je comprends que tu es heureux de me voir ! Approche.

Lui-même fit un pas en avant, bras ouverts, et les deux hommes s’embrassèrent.

Au cours des années qui suivirent, on reprocha beaucoup à Cicéron son amitié avec Milon. Et il est vrai que le jeune tribun de la plèbe était impétueux, violent et irresponsable, mais il arrive que ces traits de caractère soient plus précieux que la prudence, le calme et la circonspection — et tel était alors le cas. Et puis Cicéron était touché que Milon eût pris la peine de venir aussi loin pour le voir ; cela lui donnait le sentiment de n’être pas complètement fini. Il l’invita à dîner et préféra attendre jusque-là pour parler avec lui. Il fit même un brin de toilette pour l’occasion, se coiffa et revêtit une tenue moins funèbre.

Plancius était parti officier aux assises de Tauriana, aussi n’étions-nous que trois au dîner. (Le gladiateur de Milon, un mirmillon nommé Birria, prit son repas à la cuisine ; même pour quelqu’un d’aussi accommodant que Cicéron, qui avait parfois toléré la présence d’un comédien à sa table, un gladiateur dépassait la limite.) Nous nous installâmes dans le jardin, sous une sorte de tente en filet serré destinée à nous protéger des moustiques, et, au cours des heures qui suivirent, nous en apprîmes davantage sur Milon, et les raisons qui l’avaient poussé à entreprendre ce pénible voyage de sept cents milles. Il était issu, nous dit-il, d’une famille noble mais impécunieuse. Bien qu’il eût été adopté par son grand-père maternel, l’argent manquait toujours, et il avait été obligé de gagner sa vie en dirigeant en Campanie une école de gladiateurs qui fournissait des combattants pour les jeux funéraires de Rome. (« Pas étonnant que nous n’ayons jamais entendu parler de lui », me fit remarquer Cicéron après son départ.) Son travail l’amenait régulièrement dans la cité, et il avait été, nous dit-il, consterné par la violence et l’intimidation que faisait régner Clodius. Il avait pleuré de voir Cicéron harcelé, cloué au pilori et enfin chassé de Rome. De par sa profession, il s’imaginait dans la position idéale pour aider à rétablir l’ordre, et il avait fait jouer des intermédiaires pour approcher Pompée avec une proposition.