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Jamais Auch ne sera pour moi une ville ordinaire : d’Artagnan est son titre de gloire, sa statue de bronze trône au bas de l’escalier monumental, sous la cathédrale, la tour d’Armagnac et l’ancien palais épiscopal. Il se trouve que la cathédrale a été achevée au XVIIsiècle ; en admirant les retables et les stalles de bois sculpté du chapitre, je crois me voir, ou me revoir, à ce moment baroque où la France du Cid était si jeune, si enfiévrée, si créatrice. En cherchant Lupiac sur des routes accessoires, en lisière des coteaux du Bas-Armagnac, avec les montagnes Pyrénées sur la ligne d’horizon, je crois le revoir avec son nez aquilin, son galurin rustique et l’épée de son père battant les flancs étiques de sa rossinante. Lupiac est le village natal de Charles de Batz, seigneur d’Artagnan. Le manoir de Rochemaure est encore là, serti dans la verdure. Bien entendu il s’agit du d’Artagnan historique, capitaine des Mousquetaires du roi, dont les savoureux mémoires ont inspiré le génie de Dumas. Peu m’importe qu’il ait fabulé. Peu m’importe les « vérités » historiques. Le vrai d’Artagnan est celui de l’écrivain, l’autre lui doit une gloire posthume, attestée dans sa bourgade par un petit musée, attestée surtout, depuis la parution du roman, par son emprise sur les adolescents qui s’impatientent sous les préaux ou dans les bistrots. Du moins ceux qui ont le sang chaud, du cœur au ventre et du vent dans les voiles.

Chaque lundi, en parcourant Midi Olympique, la bible jaune des amateurs, je me soucie du résultat du FC Auch (rouge et blanc). S’il gagne, c’est Rocroi ou Nordlingen ; s’il perd, c’est Maastricht. Que le terroir de d’Artagnan se trouve au cœur de l’ovalie française n’est pas anodin : ce jeu de mains et de vilains, issu du tournoi aristo et de la soule populaire, récapitule les vertus qu’il a illustrées, sur le pré comme à l’auberge. Avant de connaître la France du rugby, du foie gras, des palombes et du jurançon, avant d’aller pèleriner à Auch depuis Toulouse par Gimont, depuis Tarbes par Mirande ou depuis Montauban par Beaumont et les bastides de la Lomagne, j’ai su que mon pays recélait un Sud mirifique. Un autre Sud que celui de Pagnol, de Giono et de Daudet, une terre d’Oc où les ripailles se corsent de fanfaronnades que l’on accrédite en provoquant la mort. Avant de me repaître des nostalgies balzaciennes, j’ai su grâce à d’Artagnan que mon pays, dans un passé indéfini, avait enfanté des démiurges aussi bêtement sentimentaux qu’un dadais twistant le rock en vue d’épater ses copines. D’Artagnan, mon frère d’armes et d’infortune, émotif comme une jouvencelle. Il rit, il pleure, il galège, il se querelle pour le plaisir d’un joli duel. Il raisonne au carré, comme un soldat, il déraisonne par amour ou par bravade. Placide au feu et dans le dévergondage, il commet innocemment de petites infamies. Son courage est un parti pris, il le doit à l’évidence d’une supériorité : celle d’être français.

Je me souviens d’un dîner à l’Hôtel de France, chez Daguin, autre gloire d’Auch, ville où la gastronomie s’est acquis des titres de noblesse. J’allais quitter les lieux lorsque s’encadra à la porte la silhouette concise de Jacques Fouroux, ancien capitaine de l’équipe de France de rugby, puis entraîneur, Auscitain de sang et de cœur. Je le connaissais à peine mais une légende le précédait. Nous avons refait le monde ovale, jusque tard dans la nuit, à l’armagnac. Ce petit bonhomme endiablé avait l’âme mousquetaire, la faconde gasconne, l’astuce de d’Artagnan. C’était un joyeux rebelle, en bisbille permanente avec les autorités suprêmes du rugby. Du temps de sa gloire sportive, il se signalait par son coup d’œil, son intrépidité, son art d’exalter jusqu’à la démesure les cœurs des Porthos du paquet d’avants qui pesaient le double de son poids. Nous avons fraternisé. Il y eut un autre déjeuner, chez Laffite, l’autre restaurateur notoire de la bonne ville d’Auch. Toujours cette intelligence comme la pointe de l’épée, ces fanfaronnades qui allumaient sur son visage un sourire attestant qu’il n’en était pas dupe. On l’appelait Napoléon, eu égard à sa taille et à son charisme, mais c’est à d’Artagnan qu’il ressemblait. De ce déjeuner je garde un souvenir confus, nous avions bu immodérément, et quitté la table au crépuscule. Je me revois — très vaguement — sur la route de Toulouse ; des platanes ivres morts me faisaient une haie d’honneur, comme les joueurs d’une équipe vaincue à l’entrée des vestiaires. Jacques Fouroux est mort comme il avait vécu, à la vitesse d’un demi de mêlée s’évadant d’un pack pour atteindre une terre promise. Chaque fois que je me hasarde dans son terroir, je pense à lui, et, lorsque se profile la statue de d’Artagnan, je m’attends presque qu’elle s’anime pour me proposer d’aller remettre ça. Remettre quoi ? Un coup à écluser, un coup à jouer, une rasade de gai copinage avant d’aller cavalcader avec le héros empanaché de ma jeunesse. Pour aller sauver l’honneur de la France, rien de moins. En s’amusant et avec l’accent de la Gascogne.

Auriac

Un soleil de Genèse émerge sur les crêtes bleutées de la chaîne des Puys. L’aube est givrée ; une brume crémeuse monte de la gorge et entre les branches nues du cerisier se profile un clocher qui égrène les heures. Les mêmes depuis mon enfance, de sorte que la scansion du temps, dans sa douce mélancolie, suggère plutôt l’éternité que la dépossession.

C’est mon village. Auriac. Il faut de la patience pour repérer sur une carte Michelin ce bourg de granit gris coiffé de lauzes, récapitulé autour d’une église trapue dont le donjon lui confère des allures de fortin. Ce n’est plus le Limousin, presque plus la Corrèze, pas tout à fait l’Auvergne. Loin de tout mais au centre du monde. Juché sur un plateau qui s’appelle la Xaintrie, il n’a pas l’air malheureux de son sort. Alentour, des prés pentus où le schiste rase les pâquerettes. Des genêts, des fougères, des sentiers bordés de noisetiers, de mûriers et de ronces en lisière de bois sombres veinés de ruisseaux qui dérivent vers le fleuve Dordogne. Quand les nuages sont en rage, des orages wagnériens foudroient des arbres, et des vaches à l’occasion. Rouges les vaches, ou plutôt acajou, majestueusement encornées et vêtues de longs poils qui les font ressembler à des animaux préhistoriques. Ce sont des salers, réputées pour leur endurance, leur naturel farouche et — toute xénophobie bue — un intellect plus sophistiqué que celui des laitières hollandaises. Il y a aussi des Hollandaises, l’été, sur les terrains de camping, réputées moins farouches. Malheureusement, les Bataves font monter les prix en rachetant les maisons, à part égale avec les Anglais. Lorsque j’étais enfant, les troupeaux qui se croisaient sur la place de l’église à l’heure de la traite ne comprenaient que des salers. Depuis peu on les a acoquinées à des charolais. En convolant avec une Bourbonnaise, mon père a anticipé la mode pour commettre entre autres ce métis : moi. C’est le destin d’un écrivain de camper toujours de part et d’autre d’une frontière.

Auriac est mon havre, ma tanière, le tabernacle de mon intégrale poétique. Ici, j’ai rêvé, prié, espéré, désespéré. Ici ont éclos, dans la pénombre d’une maison de famille, les attendus de mon bucolisme, avec le concours occasionnel de copines autochtones ou venues comme moi passer leurs étés chez une grand-mère vêtue de noir. Paris était une terre d’exil. Histoire française ordinaire : on monte à la capitale, par nécessité ou pour s’éblouir les mirettes. Si l’on y fait son trou, on y reste, mais alors on se taille un éden dans le bois des souvenirs d’enfance ou de grandes vacances. Mes parents ont échoué à Paris pour gagner leur vie. La mienne a eu du mal à s’en accommoder. Tout au long de mon enfance, j’ai invoqué cet humble bourg où nous revenions chaque année au prix de dix heures de route sur la nationale 20, avec vomissements réguliers à partir d’Uzerche. Ou bien nous prenions le train à Austerlitz. Le reste du temps, c’était l’école et le cinquième étage sans ascenseur d’un immeuble gris de l’avenue Daumesnil. Si j’entendais siffler un train de banlieue en gare de Reuilly, j’embarquais pour Brive ou Loupiac-Saint-Christophe, deux minutes d’arrêt. Et l’autobus à impériale qui dévalait l’avenue en direction de la Bastille devenait par magie la fourgonnette du boulanger d’Auriac. On s’évade comme on peut.