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Quoi qu’il en fût de sa personne et de son œuvre, le regret lancinant d’un âge d’or n’a plus cessé de nous obséder. Napoléon III en a fait son beurre impérial — pendant vingt ans — et la geste gaullienne ne lui est pas moins redevable. Sans Napoléon, la posture impériale de Charlemagne, enluminée par Saint Louis, et la grandeur selon Louis XIV seraient trop loin de nous pour entretenir l’orgueil d’être français. Sans Napoléon, notre romantisme aurait tourné à l’eau tiède. Nous n’avons pas comme les Allemands le génie du fantastique, ou comme les Anglais celui du cosmopolitisme. Sans ce monstre d’égocentrisme, la France ne serait qu’un pays beau, riche et civilisé. Par lui et en lui, nous sommes « le veuf, l’inconsolé » d’une fausse madone putassière en diable, mais tellement désirable : l’Histoire, avec une majuscule dorée sur tranche.

Bovary (Emma)

Héroïne malgré elle car très égocentrique, peu maternelle et presque vulgaire dans ses fantasmes (le « luxe »). On lui pardonne, son rêve d’amour sonne juste en dépit du bric-à-brac de sensualité rustique, de mysticisme flou (l’enfance chez les religieuses), de velléités d’exotisme. En visant plus haut que son cœur, elle s’est tuée, car ses deux amants, eux, manquaient de cœur, et d’idéal. Comme tous les pauvres types que les Emma de jadis, de naguère et d’aujourd’hui prennent comme amants, parce que leur cynisme se trouve là au bon moment.

Ce qui m’émeut, et rend le « bovarysme » indémodable, c’est l’insatisfaction de la femme, captive d’un songe flou qui ne peut déboucher que sur l’adultère. Et elle est déçue, fatalement, ayant investi à corps perdu et hors sujet toutes les instances de sa sensibilité. C’est une « moderne » dont l’âme en charpie tente de retrouver l’unité « classique ». Tentative désespérée. Au tragique près (la mort, courageuse), le destin de la belle Emma, on le croise tous les jours, si on sait lire dans le regard des bourgeoises de province. Il faut juste un peu d’oisiveté, un reste d’éducation religieuse effilochée en imageries rose bonbon ou bleu pervenche. Les impatiences charnelles viennent de surcroît. Le cocu brave mec et bon père de famille, mais trop trivial, trop établi dans les aises d’un bonheur sympa, on en ramasse à la pelle après que son épouse s’est fait la malle avec son professeur de golf ou de yoga. Le positivisme à la Homais, qui jargonne « moderne » et ne pige rien, ça court les rues, les colloques et les Rotary. Yonville, alias Ry, ou Forges-les-Eaux, ça existe encore, et pas seulement en pays de Bray.

Emma, je suis allé à Ry, je t’ai cherchée dans la petite église sur la butte, puis dans le patelin tout en longueur avec ses maisons à colombages coloriés, sa rivière, un château en surplomb. Serait-ce celui de Rodolphe ? Je t’ai cherchée à Forges-les-Eaux aussi puisque, dit-on, Flaubert y séjournait lorsqu’il t’a conçue, sur la foi d’un fait divers local, l’histoire d’un toubib de base dont l’épouse a pris des amants. Aujourd’hui elle prendrait du Lexomil, ça ne suffirait pas plus que le confessionnal.

Emma, je t’aime comme tu es — futile, pas très futée, mais avec la suprême, la sublime intelligence du désir. Je te connais, je te reconnais : l’épouse frustrée — et fruitée — du médecin, du pharmacien, du notaire, de l’avocat, du cadre moyen ou un peu supérieur. Ça, c’était la province française de mon adolescence. Elle n’a pas tellement changé. Le bovarysme non plus. Il est seulement devenu plus urbain, et plus compliqué car désormais tu travailles et tu regardes la télé ! Tes songes sont plus sommaires, ils n’ont plus le temps de cristalliser, ta « sexualité » n’en revient pas. Car il y a ces histoires de « sexualité », et d’« épanouissement », dont t’accablent les magazines. Mais Léon et Rodolphe, dans leur défroque de bobo friqué, sont toujours aussi cons. Aussi vulgaires dans leurs appétences. Ils ne te méritent pas, tu divorces en pure perte car le suivant ne vaudra pas mieux. Pauvre Emma !

Flaubert voulait peindre une âme : la tienne, la sienne (« Madame Bovary, c’est moi »). Il a décrit cliniquement une pathologie française. Du moins ce qui passe pour tel, car à mon aune le bovarysme n’est pas une maladie, c’est l’entre-deux de la femme « moderne ». Soit elle couche comme on se douche et ça n’a aucun sel, ça détend juste les nerfs. Et encore. Soit elle ne couche pas et c’est une autre trajectoire, pas forcément déplorable. Soit elle bovaryse, ponctuellement ou éperdument, et son destin la guette, au creux de la déception. Ce don de soi pour ça, se dira-t-elle, c’est trop moche pour être supportable. Quel gâchis ! Pourtant je l’aime, ce salaud. Après Léon le bobo du côté de la rue Oberkampf, il y aura Rodolphe à Tourgeville ou à Ramatuelle, sa Porsche, ses costards griffés, sa piscine dessinée par un artiste postmoderne. Après ? Le vide et le trop-plein. Pauvre héroïne ! Ton mal est inguérissable, et tant mieux : aussi longtemps que ses similibourgeoises bovaryseront tandis que leur mec officiel fait son tiercé ou boursicote en prenant son whisky, la France ne sera pas un pays de tourisme sexuel ou de puritanisme hystéro ; elle restera le havre des sensualités inassouvies. C’est un des versants les plus poignants de son génie.

C

Catholicité (La)

L’anticléricalisme a de beaux restes en France : hommage semi-conscient d’une fille émancipée à sa mère qui longtemps l’a chaperonnée de près. Souvent de trop près. Les bisbilles entre l’Église et l’État, violentes depuis les « assermentés » et les « réfractaires » de la Révolution jusqu’au « inventaires » et aux lois du petit père Combes, ancien séminariste, reflètent l’influence de la catholicité au pays de Saint Louis et de Jeanne d’Arc. Deux saints politiques épargnés par les « hussards noirs » de la IIIe République car la France selon Michelet et Lavisse dont ils inculquaient l’amour aux loupiots de nos terroirs n’aurait pas eu de sens s’ils avaient occulté l’imagerie du roi rendant la justice sous son chêne à Vincennes, et de la bergère en armes sous les murs d’Orléans. Que l’on croie à Dieu ou à Diable, ou à la raison des Encyclopédies, ou a presque rien comme les philosophes contemporains, si l’on a quelque sympathie pour le génie de la France, on ne saurait nier sa dette vis-à-vis du catholicisme romain. On sait l’importance politique du baptême de Clovis, du sacre de Charlemagne à Rome, du chaperonnage des rois par les évêques, du rituel des sacres à Reims, des croisades : la « fille aînée de l’Église » a rué maintes fois dans les brancards pontificaux, mais à proportion de son intimité avec les successeurs de saint Pierre. On sait moins l’importance du monachisme français depuis saint Martin dont les reliques à Tours auront été, après Saint-Denis et avant Saint-Jacques-de-Compostelle, le lieu de pèlerinage le plus couru de l’Europe christianisée. Le monastère de l’île de Lérins, fondé par saint Honorat, fut le premier du genre en Occident et c’est à partir de l’abbaye de Cluny, en Bourgogne, qu’essaima l’ordre bénédictin. Ses premiers prieurs furent presque tous canonisés et son rayonnement métamorphosa la vie spirituelle, économique et culturelle du royaume de France. Les moines ont transmis pendant des siècles l’héritage gréco-romain et celui des Pères de l’Église, à part égale avec les évêques et leurs chapitres. À Cîteaux, toujours en Bourgogne, Bernard de Clairvaux réforma l’ordre, et ses disciples cisterciens devinrent eux aussi des acteurs essentiels dans les domaines de l’agriculture, de l’œnologie… et de la banque. Saint Bernard fut le personnage majeur du XIIe siècle en Occident. L’architecture cistercienne s’est épanouie sous les ciels de France, ainsi que la dentellerie gothique des cathédrales et l’art des vitraux. Art catholique s’il en fut, et le mystère des bleus de Chartres continue d’exercer sa fascination. C’est à l’université de Paris, la plus prestigieuse au Moyen Âge, qu’enseignèrent saint Victor, Sorbon, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Bonaventure et le pauvre Abélard. Saint Anselme, le premier des grands scolastiques, futur archevêque de Canterbury, avait été formé dans cette Normandie fertile en hauts lieux monastiques : le mont Saint-Michel, Saint-Wandrille, Le Bec-Hellouin, Jumièges, Fécamp, les deux abbayes de Caen fondées par Guillaume le Conquérant, promoteur en ses fiefs de la réforme grégorienne (voir : Tapisserie de Bayeux). C’est en Languedoc que saint Dominique prêcha contre les cathares et conçut le projet de fonder son ordre. C’est en Provence qu’au XIVe siècle la papauté établit ses pénates, et les papes limousins ou occitans d’Avignon ne méritaient pas les sarcasmes de Pétrarque et du peuple romain. Le Grand Siècle français a enfanté les spiritualités de François de Sales, de Vincent de Paul, de Bérulle, de Rancé, de Jean-Baptiste de la Salle — tous fondateurs ou réformateurs d’ordres ou de congrégations. Mabillon, moine bénédictin à Saint-Germain-des-Prés, compte parmi les pionniers de l’historiographie et le culte du Sacré-Cœur doit beaucoup à la visitandine bourguignonne sainte Marguerite-Marie Alacoque. Des écrivains aussi majeurs que Pascal, Bossuet, Racine, Fénelon, La Bruyère ont entretenu un débat sur la grâce — donc sur la liberté — qui détermina les clivages entre gallicans, ultramontains, quiétistes et jansénistes. La dissidence janséniste, singularité française, a orienté le cours des idées au Siècle des Lumières, où l’on voyait sur les parvis des églises de Rome une sorte de clodo vénéré par le peuple : saint Benoît Labre, de souche picarde, rimbaldien avant l’heure. À l’aune de Verlaine ce mystique aura sauvé l’honneur de la France en un temps où l’Église, vitupérée par Voltaire (« l’infâme ») n’était pas à la mode dans les salons. L’abbé Raynal, contempteur de l’esclavagisme, et l’abbé Grégoire, révolutionnaire patenté, ont sonné le glas d’un gallicanisme suranné, mais c’est en France que l’Église amorça son renouveau, après la parenthèse de la Révolution : parution du Génie de Chateaubriand, relance de l’ordre dominicain (Lacordaire), résurrection du grégorien à Solesmes (Dom Bérenger), évangélisation de l’Afrique (Mgr Lavigerie), école biblique de Jérusalem (Père Lagrange), saints de terroir dont le culte s’est propagé dans le monde entier (Bernadette à Lourdes, Vianney à Ars). Sans compter Thérèse en son Carmel de Lisieux et Catherine Labouré rue du Bac. Lamoricière, personnage d’un romanesque à la Dumas, commanda à Rome les zouaves pontificaux jusqu’à la perte définitive des États du Vatican. Le catholicisme social (Albert de Mun, La Tour du Pin, Sangnier, etc.) a pesé plus qu’à la marge dans la politique française et si l’Auvergnat d’élite Teilhard de Chardin a été persécuté par la hiérarchie pontificale, sa pensée continue d’influencer des intellectuels, chrétiens ou hégéliens. Congar (dominicain) et Lubac (jésuite) comptent parmi les théologiens majeurs du XXe siècle et on sait la connivence qui liait Pompidou au dominicain Bruckberger, Mitterrand à Jean Guitton, philosophe très influent (avec Maritain) lors du concile Vatican II. Prêtres ouvriers, schismatiques de Mgr Lefebvre, ou « soviet » dominicain de Latour-Maubourg en Mai 68, c’est souvent en France que les péripéties de l’histoire de l’Église atteignent des paroxysmes. On comprend mal la véhémence de l’athéisme contemporain (Bataille, Foucault, Derrida et autres « déconstructeurs ») si on néglige de l’inscrire sur la toile de fond d’une déchristianisation plus douloureuse chez nous qu’ailleurs. Parce que les clochers de la France, terre d’antique piété rurale, ont scandé longtemps, très longtemps, les heures de son destin. Parce que ses clercs ont joui longtemps de prérogatives énormes, quitte à nourrir par leurs abus un anticléricalisme au sein même de l’Église. Parce que depuis au moins les Carolingiens, l’âme, l’esprit, le cœur du peuple français ont été imprégnés de catholicisme, jusque dans les tours de langage courant, les réjouissance publiques, les coutumes — bref, l’art de vivre, de rêver, d’espérer, de désespérer et de mourir. La profondeur de l’enracinement explique la brutalité des guerres de Religion au XVIe siècle, et l’implantation somme toute marginale du protestantisme alors qu’il véhiculait les idées en phase avec l’air des temps modernes. Du reste Calvin était français, comme Lefèvre d’Etaples, et comme les radicaux jansénistes. Toutes les joutes politiques depuis la Renaissance, tous les clivages subséquents (droite-gauche etc.), toutes les controverses sur la liberté de l’homme et la finalité de l’existence ressuscitent plus ou moins le conflit entre catholicisme et protestantisme. Les haines qui se réveillent à l’approche de chaque scrutin gardent une tonalité religieuse, au pire sens du terme : on divinise son camp, on satanise l’autre avec la bonne conscience du pharisien. D’où la persistance d’un anticléricalisme souvent perçu comme une apologie du libertinage, au prix d’un anachronisme en vérité grossier. La guerre historique entre l’instituteur et le curé, la férule et le goupillon, a beau s’être soldée depuis longtemps par un double K.O. des protagonistes, l’Église continue d’incarner, pour certains, l’ennemi obscurantiste du savoir et du désir. Moyennant quoi, la franc-maçonnerie reste pour certains autres la cinquième colonne des légions de Satan. Ayant été bercé dès la prime enfance par la religiosité catholique dans sa version française, je ne puis dissocier mon patriotisme de mes attaches avec l’Église, sans pour autant haïr la « Gueuse » qui l’a combattue. Calotins et mécréants sont les deux faces d’une même médaille. Sauf dans sa version intégriste, la laïcité à toutes mes faveurs. Rien de pire qu’une théocratie, blanche ou rouge, et les abus du cléricalisme justifieraient presque la hargne des Homais de jadis et du temps présent. Reste que le scientisme de Homais est court en bouche et bas du plafond. Reste qu’en dépit de mille vilenies, et quelquefois pire, le catholicisme a permis l’éclosion du génie de la France et, s’il n’en restait que des murs, ils suffiraient à l’illustrer pour les siècles des siècles. Notre identité spirituelle, métaphysique, politique, morale, esthétique, érotique, a été forgée dans le giron de l’Église romaine. Elle a dessiné avec le culte de la Vierge les figures variables de l’éternel féminin et mis en formes, en couleurs et en musique les émois de notre intériorité. Elle a même fourbi intégralement ou presque les armes de ses contempteurs. En tant qu’écrivain, je lui suis redevable de la texture de ma sensibilité. De la crypte de Saint-Denis aux vitraux de Soulages à Conques en passant par les fresques de Maurice Denis ; des sermons de saint Bernard aux émois plaintifs de Mauriac, ou colériques de Bernanos, en passant par Chateaubriand, c’est la culture française dans ses états de grâce dont je suis l’héritier, sans l’avoir mérité. Francité, catholicité : je n’aurai jamais fini de m’acquitter de cette dette miraculeuse.