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Z

Zidane

Le monde entier ne regardait que lui et il le savait. Il restait dix minutes de jeu. Les dix dernières minutes de la carrière du meilleur joueur du monde. Le plus adulé, le plus mythifié. Les dix dernières minutes de la finale de la Coupe du Monde. Le score était nul, mais les Italiens avaient le souffle court et la peur au ventre, la France pouvait marquer. Il avait d’ailleurs failli marquer de la tête un but arrêté miraculeusement par le goal Buffon.

Dix minutes et le monde entier aurait rendu hommage à Zinedine Zidane, Français de Marseille, avec l’accent, de souche algérienne et de confession musulmane. Il avait réglé leur compte aux Espagnols, puis mystifié les Brésiliens. Son ascendant sur le match allait crescendo, on s’attendait à l’ultime coup de patte salvateur. On aurait revu son sourire, rayonnant et timide, il aurait exprimé sa gratitude, assez laconiquement, il se méfiait des mots, sachant que, venus de lui, aucun n’eût été anodin. Sa fin aurait été presque banale. Une force, une pulsion, un désir l’ont-ils poussé à dérouter ce qui se préparait ? Il ne le sait pas lui-même. Materazzi le retient par le maillot, et ce n’est pas la première fois. Zidane lui suggère avec un certain orgueil d’attendre la fin du match ; alors, ce maillot, il se fera un plaisir de le lui offrir. Materazzi se sent humilié. Il insulte Zidane. Comme des centaines de joueurs l’ont insulté des milliers de fois, en termes sans doute identiques. Ou approchants. Cette fois était de trop. Elle n’est plus tolérée. Zidane se retourne, fixe le mec et lui balance un coup de boule dans le thorax. Pas un marron dans la gueule, pas un coup de pied dans les parties, réflexes ordinaires quand on veut déquiller quelqu’un en lui faisant mal. Un coup de boule pour solde de tous comptes en lavant l’insulte, et tant pis si on le vire, tant pis si la France perd sa chance de marquer avant le coup de sifflet final. Ou durant les tirs au but. Car les penaltys, Zidane sait les tirer, il n’en a pas manqué souvent. D’ailleurs il a osé — et réussi — une panenca durant ce match. Double panache à la française : l’insolence de la panenca, le jusqu’au-boutisme du coup de boule. La victoire de l’Italie, on finira par l’oublier. Le pauvre Materazzi, on a déjà oublié qu’il fut un des meilleurs sur le terrain, auteur d’un but. Lui-même convient, à regret, qu’on se souviendra du coup de boule de Zidane, et de rien d’autre. Deux têtes de Zidane ont donné le titre de champion du Monde à la France en 1998, contre le Brésil. Un ultime coup de tête de Zidane a néantisé les autres péripéties de ce Mondial 2006, c’est le coup de chapeau d’un Mousquetaire, la tirade de Cyrano, le « Merde » de Cambronne.

Zinc (Le)

Pousser la porte, s’accouder au zinc, commander un café, un crème ou une noisette. Piocher un croissant dans la corbeille aux côtés d’un livreur qui sirote un petit blanc « bien frais ». Allumer une cigarette, la fumer en regardant béatement des inconnus passer derrière la vitre. Écraser le mégot à même le plancher, sur la sciure. Au fond et à gauche, les toilettes, quelquefois encore à la turque. Dans les grandes brasseries, elles sont au sous-sol, avec le téléphone.

Le zinc n’est plus en zinc, rarement en cuivre, mais le comptoir reste le havre du promeneur et du travailleur. On peut s’asseoir devant un guéridon, mais c’est un autre usage du bistrot. Certains sont également débitants de tabac, dépositaires de presse, éventuellement PMU. Surtout en province. Les flippers Gottlieb de ma jeunesse ont été remplacés par des jeux d’une électronique plus sophistiquée, avec des guidons et des compteurs. Trop souvent, un écran de télé passe en boucle des clips passablement débiles ; ou bien du foot, ce qui est mieux, mais tout de même corrompt la bienheureuse vacance de l’esprit. Dehors la ville s’agite. Un retraité rédige son tiercé près de la caisse. Le patron effeuille le journal et lâche un commentaire poujadisant du genre « Pas un pour sauver l’autre ». Le serveur passe un coup de torchon sur le zinc ; la patronne s’affaire devant son percolateur. Si ses hanches le méritent, un clin d’œil du livreur leur rend un hommage discret. Si la serveuse est jeune, il poussera davantage le bouchon. Elle en a tellement l’habitude qu’elle se contente de hausser les épaules.

Dehors, le temps coule vite ; au zinc, il somnole. Après les blancs matinaux, les ballons de rouge ou les demis de bière des plâtriers-peintres du proche chantier. Cigarettes. Gauloiseries qui sortent la patronne de sa torpeur. La prunelle du patron s’allume. Les clients se raréfient, le zinc devient le refuge du zonard et de l’ivrognesse aux regards ternis par l’abus de solitude.

Soudain, c’est l’apéro. Pas le vrai, celui de midi qui ne se remet pas. Les cravatés ont supplanté les désœuvrés. Ricard ou whisky sur le pouce. Les mêmes cols-blancs au café, toujours sur le pouce. Deux heures creuses puis débarquent les lycéens, rarement au comptoir. Coca light pour les minettes, bière pour les garçons. Enfin l’apéro, le vrai, celui du soir, celui des habitués qui sortent du boulot. Ricard. Remettez-nous ça.

Le zinc offre à l’impétrant l’aubaine d’une convivialité, muette ou bavarde, qu’il a soustraite aux servitudes. C’est très français, ce sas de décompression. Nous aimons traîner au bistrot. L’ambiance n’y ressemble pas à celle d’un café viennois, d’un pub anglais, d’une taverne allemande ou même d’un bar italien. Au zinc où l’on s’est accoudé, on devient davantage qu’un client. On s’approprie une fraction des lieux, on s’y incorpore tout en restant de mèche avec le monde extérieur car le bistrot n’est pas refermé sur lui-même, la rue le frôle, on la voit défiler. On est à la fois dedans et dehors. Une connivence mystérieuse rapproche de son prochain, de son quartier, de lui-même celui qui n’a personne sous son toit. Ou qui n’a pas de toit. Il est parfois si gêné d’exister pour rien de probant qu’il n’ose pas s’approcher du comptoir. Il va se planquer au fond de la salle. Tant pis si elle est vide ou peuplée de jeunes qui l’ignorent, il se surprend à exister. Ce n’est pas rien. Qu’il soit de la campagne, de province ou de Paris, le bistrot français est le temple des fraternités pas chères et des en-cas méditatifs, la piste aux étoiles des cœurs solitaires, ou à défaut leur oasis. C’est aussi le seul club privé accessible au tout-venant. On pousse la porte, on prend position au zinc et on est admis à titre de membre. Aucun mot de passe, juste une commande.