Diego est si amoureux qu’il accepte de jouer cette comédie assez vaudevillesque où les parents d’une fille sans dot (et même avec dettes) acceptent avec réticence un parti intéressant. « Mes parents, écrira plus tard Frida, n’étaient pas d’accord parce que Diego était communiste, et parce que, disaient-ils, il ressemblait à un gras gras Brueghel. Ils disaient que ça serait comme le mariage d’un éléphant avec une colombe. » Malgré les objections de Matilde Kahlo sur l’âge et les mœurs dissolues du peintre, et sur ses divorces successifs, la volonté de Frida est sans discussion — d’autant moins qu’à vingt-deux ans, elle est légalement libre et que le souvenir de la fugue de Matilde hante encore la maison trop vide. Guillermo Kahlo finit par donner son accord, toujours avec le même humour grinçant qui subjuguait sa fille : « Prenez note, dit-il à Diego Rivera, que ma fille est une malade, et qu’elle le restera toute sa vie. Elle est intelligente, mais pas jolie. Si vous voulez, réfléchissez bien, et si vous avez encore envie de vous marier, je vous donnerai ma permission[22]. »
Le mariage a lieu à Coyoacán le 21 août 1929. Frida, en guise de robe de mariée, s’habille en Indienne, en empruntant à la bonne de ses parents les jupes à volants à pois, la blouse et le long rebozo. Diego, lui, s’habille « à l’américaine » — ainsi que le décrit le journaliste de La Prensa qui rapporte l’événement —, c’est-à-dire en pantalon et veste gris, chemise blanche, et son gigantesque chapeau texan à la main. L’union est célébrée à l’hôtel de ville de Coyoacán par le maire, un débitant de pulque. Les témoins sont, pour Diego, son coiffeur, nommé Panchito, et, pour Frida, le docteur Coronado, ami de la famille, et le juge Mondragón, un camarade d’études de Diego. Dans ses souvenirs, Diego Rivera raconte qu’au beau milieu de la cérémonie, don Guillermo Kahlo se leva et déclara : « Messieurs, est-ce que tout ceci ne ressemble pas à une comédie ? »
Une petite réunion d’amis eut lieu ensuite chez Roberto Monténégro, où Lupe Marín, l’ex-femme de Diego, fit irruption et joua une scène de jalousie. Frida raconte qu’à l’issue de la réunion, Diego était tellement ivre qu’il tira au revolver sur divers objets et blessa un des invités. Pour la nuit de noces, elle dut se réfugier chez ses parents, avant de retourner quelques jours plus tard au domicile de Diego, sur le Paseo de la Reforma.
Ce n’était pas le mariage dont Matilde Kahlo avait rêvé pour sa fille, mais, à sa manière, dans la dérision et la drôlerie d’une mascarade provocatrice, il célébrait le commencement d’une histoire d’amour entre un éléphant et une colombe, entre le génie égoïste et impétueux de Diego et la jeunesse indestructible de Frida — l’histoire d’un couple exceptionnel qui allait bouleverser la peinture mexicaine et vivre totalement l’aventure de la modernité.
LA VIE À DEUX : ÊTRE LA FEMME D’UN GÉNIE
La période qui précède son mariage avec Frida est la plus productive pour Diego Rivera. Entre 1925 et 1927, le peintre travaille sans discontinuer et couvre les murs des bâtiments publics des plus belles fresques de la période muraliste. Sa puissance de création semble illimitée, son énergie ne connaît pas de rupture. Engagé par Vasconcelos — qui n’adhère pas aux idées extrémistes de Diego, mais reconnaît son génie —, il peint les murs du ministère de l’Éducation, attribuant à chaque cour un thème différent, à chaque niveau un degré de plus dans la hiérarchie des cultures, culminant avec les arts et les traditions du folklore. Il peint sept jours par semaine, parfois jusqu’à dix-huit heures par jour. En comptant la brève interruption de son voyage en Union soviétique, Diego a peint le ministère pendant quatre ans, réalisant cent vingt-quatre fresques qui couvrent plus de cinq mille pieds carrés de murs (environ cinq cents mètres carrés).
Dans le même temps, il commence et achève de peindre les trente-neuf fresques de l’École nationale d’agriculture de Chapingo (près de Tezcoco) et participe à la restauration de l’ancien palais de Hernán Cortès à Cuernavaca. En 1927, lorsqu’il en a terminé, il s’embarque pour un bref voyage en Europe. Il a mis au jour, dans ce colossal travail, l’essentiel de ses idées et de ses formes. Diego Rivera est maintenant en pleine possession de son art, il s’est dégagé des influences européennes encore perceptibles dans les peintures murales de l’École préparatoire. Il peint des images violentes, vivantes, faciles à comprendre, qui mettent en scène la vie quotidienne et l’histoire du peuple mexicain. Ce qui éclate dans cette peinture, c’est à la fois la liberté d’expression et l’immense savoir-faire de Diego qui met en scène sa peinture comme un homme de théâtre, un architecte, un conteur populaire. Au ministère de l’Éducation, il a étudié l’éclairage de chaque cour, les perspectives, et cette force cinétique qui résulte d’une peinture en contact avec les mouvements de la vie quotidienne, et non plus enfermée dans le lieu clos d’un musée.
Le thème majeur est évidemment la révolution. Entre 1920 et 1930 ont eu lieu des événements décisifs de la politique mexicaine, depuis Tlaxcalantongo et l’assassinat de Venustiano Carranza jusqu’à l’entrée de José Vasconcelos dans la campagne électorale et l’élection de Pascual Ortiz Rubio. Mais il y a eu surtout l’amertume ressentie par le peuple qui a vu sa révolution confisquée par les forces habituelles de la bourgeoisie et par l’ambition personnelle des caudillos. Monde paysan contre le monde catrín — ceux qui dorment dans des lits. Monde de la vie contre monde de la mort, monde de ceux qui font avec leurs mains contre monde de ceux qui prennent, qui exploitent, qui mutilent le peuple. Le message est simple. Chapingo, c’est l’histoire de l’État de Morelos, la terre rouge que les « agraristes » d’Emiliano Zapata ont arrosée de leur sang. La Distribution des terres dans l’école de Chapingo, ou Le Moulin à canne dans la cour du Travail du ministère de l’Éducation montrent la volonté de Diego Rivera de représenter la réalité du labeur des paysans et leur puissance révolutionnaire. Diego se sent maintenant uni à ce travail, à cette puissance. Dans l’une des peintures murales du ministère de l’Éducation, il se représente lui-même, vêtu de sa vareuse de peintre, dans le rôle de l’architecte. Malgré les désillusions de son voyage en URSS, Diego adhère totalement aux grands principes de l’art au service du peuple. C’est l’idéal qui l’accompagnera au cours de son périple aux États-Unis où il portera le souffle de l’œuvre entamée sur les murs de l’École préparatoire.
Deux autres chantiers lui permettent d’exprimer cette foi en la culture populaire mexicaine. Le Palais National, dont il doit décorer les murs de l’escalier d’honneur, et le palais de Cortès, à Cuernavaca. Ces deux projets, Diego les conçoit à la gloire des peuples indigènes, de leur culture dont les prolongements naturels sont dans la guerre d’indépendance, la lutte de Juárez contre l’envahisseur français et la révolution dirigée contre l’exploiteur et contre l’Église. La place au sommet de l’escalier du Palais National est naturellement occupée par la figure de Zapata et par sa devise : « Tierra y Libertad ».
Parallèlement à la proclamation de l’idéal révolutionnaire, Diego Rivera se sert aussi de cette peinture murale pour laisser exploser à la lumière publique sa foi en la vie, en la beauté sensuelle du corps féminin.