C’est là qu’il est sans doute le plus proche de Frida Kahlo, et cette représentation impudique, violente, parfois mythique du corps de la femme est déjà en quelque sorte la marche nuptiale qui s’accomplit dans la parodie de mariage à Coyoacán.
Le corps nu de Lupe Marín offert sur les murs de l’École d’agriculture de Chapingo est provocateur et en même temps cosmique, comme l’étaient les grands nus de Modigliani exposés dans les vitrines de Montparnasse. Pour Frida qui les a vus naître, les tableaux de Lupe peints sur les murs de Chapingo sont à la fois sublimes et terrifiants, parce qu’ils montrent cette vie qu’elle n’a pas eue, ce corps, cette lourdeur des hanches, cette image de la maternité qu’elle ne pourra jamais atteindre.
En même temps, il n’y a sans doute jamais eu dans l’œuvre de Diego peinture plus imprégnée de religion que celle-là. Non la religion catholique romaine, alliée au pouvoir des reîtres et à l’argent, telle qu’il la représente dans la fresque de Chapingo, toujours disposée à jeter sur les piquants des agaves le corps nu et si doux de la femme indienne, productrice des fruits et de ceux qui les travaillent et dont la peau a la couleur de l’ambre. Mais d’une religion païenne, chthonienne, primitive, la religion de la femme-terre, féconde et généreuse, dont le ventre distendu et les seins gonflés sont les éternels symboles, et qui règne, allongée sur le lit du ciel, bras ouverts, au-dessus de la terre des hommes. Image la plus ancienne et pourtant la plus neuve du monde, que Diego a choisi d’offrir sur le mur du fond de la chapelle, là où, naguère, se dressait l’autel où était célébré un sacrifice devenu parodique.
Telles sont les formidables images — scandaleuses, honnies du public bourgeois qui refuse ces horreurs comme il avait refusé l’impudeur tranquille de Manet ou la nudité angoissante des corps peints par Modigliani — qui troublent Frida, qui entrent en elle, la mûrissent. Elle y rencontre la même quête d’un absolu de soi, la même volonté d’aller jusqu’au bout, jusqu’à la vérité complète par la peinture.
L’œuvre de Frida n’éclate pas sur les murs du ministère ou des musées. Elle est intérieure, toujours, mais suit le même cheminement qui l’ouvre à l’impudeur. La révolution de Frida ne passe pas par les provocations publiques, par les grandes manifestations. Elle n’a pas la qualité théâtrale, dramatique (c’est-à-dire latine) de l’engagement de Tina Modotti. Même si Diego Rivera, dans la fresque du ministère de l’Éducation, fait figurer Frida aux côtés de Tina et de Julio Antonio Mella, distribuant des armes aux ouvriers, c’est une autre révolution qui la sollicite : celle qui doit éventuellement libérer son corps du carcan des souffrances et mettre au jour un amour total, sans frein ni limites, qui la fasse vivre en harmonie avec l’idéal de l’homme qu’elle a choisi. Cette révolution-là ne sera sans doute pas réalisable, mais l’art, en lui permettant de l’exprimer, finira par devenir pour elle, comme pour Diego, le seul vrai lieu de la révolution.
La période qui suit son mariage avec Diego Rivera est pour Frida la plus heureuse, la plus épanouie, et elle s’achève dans la plus cruelle désillusion. En cette année 1929, elle brûle son rêve dans une ardeur continuelle, et le rêve est d’autant plus intense qu’il se déroule à Cuernavaca, où Diego a été convié à la restauration et à la décoration du palais de Hernán Cortès.
La Cuernavaca des années 30 n’a rien à voir avec le sombre piège décrit par Malcolm Lowry. C’est une petite ville luxueuse et propre où se retrouvent tous ceux qui fuient le climat trop froid et brumeux de la capitale, riches Américains, artistes, Mexicains de la haute bourgeoisie. Tout aux alentours parle encore des fastes de l’ère porfirienne, du temps des immenses haciendas et des exploitations sucrières. L’ère des grands domaines a survécu aux attaques des « Indiens » — c’est ainsi que les riches propriétaires appellent les soldats de l’armée de Zapata. La révolution est passée, les bourreaux de Carranza ont pendu le corps criblé de balles du chef des Agraristes sur la place de Cuautla, et les « Indiens » ont regagné leurs foyers l’amertume au cœur. Mais l’esprit de Zapata est toujours vivant, il hante les champs de canne et les moulins, il plane au-dessus des maisons des riches et des fêtes des villages — et quand souffle le vent, les Indiens croient voir la poussière se soulever sous les sabots de son cheval.
Pour Frida, c’est la première fois qu’elle sort de Mexico, qu’elle est en contact avec le vrai Mexique, rural, indien, où est née la première insurrection. Elle partage avec enthousiasme l’aventure de Diego qui peint sur les murs du palais les figures des prêtres guerriers indigènes, vêtus de leurs masques et de leurs peaux de jaguar, sacrifiant les conquérants espagnols, et aussi les souffrances des peones dans les champs, leur travail autour des moulins de canne. La beauté de la vie à Cuernavaca, les jardins pleins d’oiseaux et de fleurs, la gaieté exubérante des marchés, et les prodiges que réalise Diego lui donnent un sentiment d’ivresse, de bonheur total.
C’est alors qu’elle imagine ce projet de révolution intérieure qui va guider toute son existence — qui est sa véritable foi, son unique avenir. Sa lutte pour la justice, c’est ici qu’elle la conçoit, dans cette harmonie avec le monde indien, dans la sensualité de cette nature encore si proche de ce qu’elle était au commencement, et dont l’âme s’identifie si bien avec celle de Zapata.
Le bonheur de Frida, sans doute, aide Diego à se détacher du Parti. Contrairement à ce qu’il affirmera plus tard (« le Parti était ma seule maison »), maintenant, grâce à Frida, il a vraiment une maison. Que lui importent les critiques du Comité central qui n’apprécie pas que le peintre ait installé ses quartiers dans la villa des Morrow, chez l’ambassadeur des États-Unis, et accepté son argent ? À présent, il se sent libre, il vit sa vie d’artiste comme il l’entend. Il est d’autant plus libre qu’en octobre 1929, juste deux mois après avoir épousé Frida, il s’est séparé du Parti communiste au cours d’une sorte de happening politique rapporté par Baltasar Dromundo, l’ami de collège de Frida : Diego, en tant que secrétaire général du Parti, annonce solennellement l’expulsion du camarade Diego Rivera, peintre laquais du gouvernement petit-bourgeois du Mexique[23]. Puis, quand il a fini son réquisitoire, avec le sérieux des canulars qu’il a pratiqués naguère à Montparnasse, il sort de sa poche un pistolet d’argile et le brise sur la table à coups de marteau !
Malgré l’ironie, Diego Rivera souffre de cette exclusion. L’amertume qu’il a ressentie en URSS se trouve confirmée par l’ingratitude du Parti communiste mexicain auquel il a consacré tant d’argent et d’efforts. L’illusion qu’il perd alors est un peu celle de la jeunesse, d’un combat unanime contre les forces du capitalisme et de l’exploitation. Cette rupture est aussi la première prise de conscience de la solitude de l’artiste dans la recherche de sa vérité.
Frida rompt aussi avec le Parti et avec les amis qui condamnent Diego, en particulier avec Tina Modotti, la femme qu’elle a le plus admirée pour la force de ses convictions révolutionnaires. Tina, juste avant l’expulsion de Diego, écrit à Edward Weston (le 18 septembre) :
« Nous savons tous que le gouvernement l’a couvert de toutes ces offres pour le séduire, et pour mieux dire : les rouges affirment que nous sommes réactionnaires, mais voyez, nous laissons Diego Rivera peindre sur les édifices publics toutes les faucilles et les marteaux qu’il veut. » Elle ajoute cette condamnation cruelle et définitive : « Il est considéré comme un traître, et c’est ce qu’il est[24]. »
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Christiane Barckhausen-Canale,