Выбрать главу

L’autre rêve de Frida, en ces premiers mois de vie commune avec Diego, c’est l’amour. Non pas l’amour comme le pratique Diego avec toutes les femmes, cette sorte de vertige de possession chamelle qui lui vaut le sobriquet de « Taureau » donné par ses contemporains — mais un sentiment violent, impérieux, intransigeant, qui est à la fois toute sa force et toute sa faiblesse, et qui la fait se consacrer corps et âme à l’homme qu’elle a choisi.

Cette période, si féconde pour le muraliste, est une époque muette pour Frida. Elle n’est plus la prisonnière des quatre murs de Coyoacán, interrogeant indéfiniment le miroir suspendu au ciel de son lit. Elle n’est plus une infirme. Elle est la femme de Diego et l’accompagne partout, elle est dans son ombre, dans sa lumière, elle brille pour lui comme son étoile, elle s’occupe de ses repas, organise sa vie, et construit autour de lui une chimère qui peu à peu est en train de devenir réalité, unissant le géant exhibitionniste et la frêle jeune femme au regard brillant de souffrance cachée.

Elle peint quelques rares tableaux durant ce temps du mariage, dont un portrait de Lupe Marín, qu’elle lui donne pour exorciser sans doute la crainte qu’elle lui inspire — la belle Tapatia au corps si maternel, si fécond, entouré des feuilles et des fleurs d’un paradis imaginaire d’où elle ne doit pas sortir — portrait aujourd’hui disparu. Et les portraits d’elle avec Diego, en nouveaux mariés, se tenant par la main, elle, si petite, si jeune, la tête penchée de côté, vêtue de sa longue robe verte à volants et de son châle de mestiza, et lui, si grand, si fort, sanglé dans sa ceinture de portefaix, chaussé de ses gigantesques chaussures de travailleur de chantier. L’image du couple qu’elle a décidé, qui doit constituer désormais leur véritable identité à travers déchirements et réconciliations, jusqu’à ce que la mort les sépare.

Pour plaire à Diego, Frida a changé jusqu’à son apparence. Elle a abandonné l’uniforme révolutionnaire imité de Tina Modotti, jupe droite serrée à la taille, chemise stricte de militante et cravate, et cette coiffure tirée par un chignon qui lui donne un air si décidé et juvénile, sur la photo où elle marche aux côtés de Diego et de Xavier Guerrero dans les rues de Mexico, le jour du Premier Mai.

Elle arbore maintenant les costumes des femmes indiennes, longues robes à volants des Tehuanas de Tehuantepec — dont on dit qu’elles descendent d’une tribu tzigane — blouses brodées d’Oaxaca, de la sierra huastèque, grands rebozos de soie du Michoacán ou du Jalisco, chemises de satin des femmes otomis de la vallée de Toluca, ou huipils ornés de fleurs multicolores du Yucatán.

Il ne fait aucun doute qu’elle doit tout à Diego dans cette transformation. Depuis son retour d’Europe, il a parcouru le Mexique, chaque fois qu’il a pu, avec une frénésie de découvrir ces richesses culturelles dont il a été privé. Après les sombres années dans le Paris glacé de la guerre, la pauvreté et la rupture, le Mexique frémissant et vivant de l’après-révolution est un éblouissement continuel. Mais Diego n’est pas un touriste, il ne regarde pas le Mexique avec la simple curiosité d’un voyageur piqué par la couleur locale et le pittoresque. Ce qu’il découvre au cours de ses voyages au Yucatán avec Vasconcelos, ou bien en remontant la voie sinueuse de Veracruz à Mexico, ou encore dans la sierra brumeuse du Michoacán, c’est cette âme indienne qui s’expose dans les fêtes, les scènes de la vie quotidienne, incarnée par la beauté des femmes dans leurs costumes traditionnels, leurs coiffures, leur façon de marcher, la grâce des enfants, les gestes millénaires des hommes au travail, les huacaleros portant leur échafaudage de jarres, les pêcheurs, les coupeurs de canne, les tamemes charriant sur le front leurs charges de maïs. Diego, au cours de ses voyages, note, jette des croquis, observe insatiablement ce monde vivant, vrai, qui est la force authentique et le seul trésor du Mexique, et d’où peut à chaque instant surgir la flamme révolutionnaire.

C’est autour de lui que s’organise le mouvement de la résurrection. Les deux femmes qui ont participé en tant que modèles et assistantes à la première grande fresque de l’École préparatoire (sous le regard espiègle et brillant de curiosité de Frida adolescente) sont toutes deux des peintres éprises du monde préhispanique : Carmen Mondragón (à qui le « docteur » Atl a donné le nom fabuleux de Nahui Olin : quatre mouvements, le signe du tremblement de terre) et Carmen Foncenada, toutes deux inscrites au fameux Sindicato Revolucionario de Obreros Técnicos y Plásticos, fondé en 1922.

Diego Rivera est convaincu de la nécessité d’une fusion avec les forces créatrices populaires, avec le folklore. Durant les années 1920–1930, il participe activement au mouvement folkloriste, écrit des articles dans la revue Mexican Folkways sur les peintures votives, les portraits naïfs, et surtout les fresques qui ornent les murs des pulquerias (ces cantines interdites aux femmes où est débité le jus fermenté du maguey).

Diego présente les peintures murales des pulquerías comme un art authentique, révolutionnaire — d’ailleurs combattu par Porfirio Díaz qui jugeait dangereuse toute expression populaire. C’est dans cet art qu’il entend prendre des leçons, et non dans les musées de la vieille Europe : leçons de coloriste, puisque « le Mexicain est éminemment et avant toute autre chose un coloriste ». La force de l’art populaire mexicain est pour lui la véritable source de la révolution esthétique : « J’ai regardé l’intérieur de maintes maisons d’adobe, écrit-il, parfois si vieilles et si misérables qu’elles ressemblaient davantage à des taupinières qu’à des maisons, et au fond de chacune de ces taupinières, j’ai vu à chaque fois des fleurs, des gravures ou des peintures, ou bien des ornements faits de papier de toutes les couleurs — tout cela constituant une sorte d’autel attestant la religion de la couleur[25]. »

Cela même qu’il exprima, longtemps après, à Gladys March : « C’était comme si j’étais né de nouveau, né dans un nouveau monde[26]. »

Frida, à partir de 1929, décide de partager avec Diego ce nouveau monde, cette nouvelle naissance. Elle ne sera pas le modèle de Diego pour ses fresques du Palais National ou du palais de Cortès. Mais elle porte sur elle ces couleurs de la révolution, les couleurs qui parlent de la fête, des marchés, de la foule et des manifestations populaires.

Sa relation au monde préhispanique, si elle est largement partagée dans les années 30, Frida n’en use pas comme d’une mode. C’est pour elle un uniforme, un vêtement d’apparat, un masque (atavio). Aux côtés de Diego, Frida brille comme si elle sortait elle-même d’une de ses peintures, jaillie de la foule qui entoure Emiliano Zapata à Chapingo, ou, les bras chargés de lis blancs, comme une idole née des dessins de Diego pour le Mexiko d’Alfons Goldschmidt. Frida vit encore à ce moment-là dans le rêve illuminé du mariage, le rêve de la vie partagée du matin au soir avec l’homme qu’elle admire le plus, l’homme qui lui a insufflé une foi nouvelle.

Au palais des Beaux-Arts, à Mexico, elle a vu les chefs-d’œuvre de l’art précolombien, les statues, les pierres dures polies et brillantes comme le plus dur acier, les masques incrustés de turquoises, d’améthystes, les bas-reliefs monumentaux. Depuis son retour au Mexique, Diego Rivera a commencé la plus extraordinaire collection d’objets d’art préhispanique, qu’il achète au cours de ses voyages en province ou au marché du Volador à Mexico : statuettes d’argile de Colima, masques de bébés souriants de la région olmèque, chiens nus de Tezcoco, figurines de fertilité du Nayarit — collection rassemblée aujourd’hui dans le musée que le peintre a fait construire pour elle, l’anahuacalli (la maison de l’Anahuac).

вернуться

25

Diego Rivera, « Mexican Paintings », in Mexican Folkways, p. 8.

вернуться

26

Diego Rivera, op. cit., p. 124.