Comment Frida a-t-elle rencontré la statue qui lui a servi de modèle ? Aujourd’hui encore cette statuette passe inaperçue à côté des formidables réalisations de l’art mexica, dieux de granite ou serpents géants de porphyre. Peut-être l’a-t-elle remarquée parce qu’elle est une des rares représentations féminines de l’art aztèque, surtout hanté par la guerre et la mort. C’est une statuette en bois noirci par le temps, haute d’environ quarante centimètres. Elle figure une femme debout, bras repliés et mains ouvertes en coupe sous les seins, le visage très haut, le cou ceint d’un collier. Les traits du visage, la stature, et surtout cette coiffure très précise, cheveux nattés mêlés de fils de coton et formant une couronne sur la tête, c’est Frida tout entière, identifiée à la déesse de la terre et de la fécondité, la Tlazolteotl des anciens Mexicains, qui porte dans son corps la vie et la mort, et s’offre au regard des hommes.
Pour Diego Rivera, et pour la plupart des créateurs de sa génération, le « docteur » Atl, Rufino Tamayo, Carlos Mérida, Orozco, Jean Charlot, Vasconcelos, Pellicer, comme plus tard pour la génération de Justino Fernández et d’Octavio Paz, le monde préhispanique est hanté par cette déesse qui dort son sommeil magique sous la turbulence du monde mexicain moderne. La puissance de l’art précolombien est au cœur même de la revendication, et César Moro, le correspondant du surréalisme au Mexique, écrira dans sa présentation de l’Exposition internationale surréaliste en 1938 : le Mexique et le Pérou sont les « pays qui gardent, malgré l’invasion des barbares espagnols et ses séquelles, encore sensibles aujourd’hui, des millions de points lumineux qui doivent être pris le plus tôt possible dans la ligne de mire du surréalisme international ».
Mais, pour Frida, il s’agit de tout autre chose que d’une quête littéraire. À la recherche de son double, de cette autre Frida qui doit vivre, briller, éblouir tous ceux qui l’approchent, elle revêt ce masque pour faire de sa vie un rituel dont l’art de Diego est le centre solaire.
Ce rituel, cette parade, c’est l’autre versant de la peinture de Frida, l’œuvre qu’elle peint avec son visage et avec son corps, et qui la relie au plus profond de son origine rêvée, dans le regard angoissé qu’elle pose sur elle-même, sur sa propre identité.
Étrangement, c’est durant cette période où elle change son apparence, dans les mois qui suivent son mariage avec Diego Rivera, que Frida peint le moins. Étrangement, mais non sans raison : au cours de ces mois, alors que Diego travaille aux fresques du Palais National, puis dans l’hiver éclatant de Cuernavaca, Frida devient elle-même une partie de l’œuvre de Diego, son tableau vivant. De même que la peinture des murs du palais de Cortès se continue naturellement dans le paysage fabuleux de la vallée de Cuernavaca, architecture d’arbres et chaos des barrancas dominées par les remparts sombres des volcans, de même Frida, avec son visage de mestiza, ses yeux pareils à des obsidiennes sous l’arc des sourcils, dans le chatoiement des étoffes et des colliers, semble sortir des fresques et des tableaux comme une mystérieuse réflexion qui met en mouvement toutes ses inquiétudes et ses désirs enfouis dans les profondeurs du temps. Cela est encore plus vrai à Cuernavaca, tant y sont présentes les formes venues du passé, les ruines ensevelies dans les forêts bruissantes à Malinalco, les pierres-idoles cimentées dans les murs des maisons espagnoles à Huautla, ou le temple arasé offert au dieu du vent au sommet du Tepozteco. Et aussi, les visages des femmes dans les marchés, les enfants aux traits usés de bronze ancien tenant dans leurs bras des iguanes bleus sur la route de Taxco, et, toujours, l’ondulation lente de la toison des cannes vers le fond de la vallée, et les lentes files des travailleurs en pyjama blanc sur les chemins frangés de colorines. Et, à jamais, l’esprit invaincu d’Emiliano Zapata qui soulève l’âme des Indiens et les pousse à l’assaut des maîtres de la terre.
Jamais Frida n’a été plus révolutionnaire que durant ces mois passés à Cuernavaca, au soleil éblouissant du génie de Diego Rivera. Et jamais Diego n’a peint avec autant de force, de fièvre, d’impatience, que dans les fresques de Chapingo, hymne à la beauté triomphale de la nature, et devant les murs du palais de Cortès pareils aux ruines de l’enfer enchâssées dans le jardin du paradis. Angelina Beloff elle-même, lorsqu’elle visitera pour la première fois l’école de Chapingo et le palais de Cuernavaca, malgré tout son ressentiment, « lui pardonna tout ce qu’il avait fait, jusqu’aux déceptions les plus intimes, car il n’est pas facile d’être la femme d’un génie[27] ».
Révolutionnaire, Frida l’est jusqu’au plus profond de son être, puisque c’est durant ces mêmes mois, tandis que la création de Diego à Chapingo et à Cuernavaca fait naître les images les plus fortes, qu’elle décide de braver pour la première fois l’interdit des médecins et porte un enfant qu’elle ne peut mettre au monde. Elle qui a choisi le vêtement et le visage de la déesse de la fertilité, elle qui désire par-dessus tout être mère, connaît alors la plus cruelle déception de son existence — une déception telle qu’elle ne pourra jamais vraiment l’accepter. Les mois d’ardeur, d’espoir, de travail, les mois durant lesquels elle s’identifie à la vie, aux couleurs, aux formes, à la danse de la vie, la renvoient à la mort de l’enfant qu’elle a conçu, comme à son seul miroir. Telle elle apparaît dans l’unique autoportrait de cette année-là, pâle, les traits anguleux, le regard brillant d’une flamme froide, dans une lumière crépusculaire, portant aux oreilles ces curieux bijoux des terres chaudes, ces boucles d’oreilles en forme de cages dans lesquelles les femmes de l’isthme enferment des lucioles en guise de diamants.
LA VILLE DU MONDE
Le 10 novembre 1930 Diego et Frida débarquent à San Francisco où les attend Ralph Stackpole, un sculpteur grâce à qui Diego Rivera a été invité à venir réaliser des peintures murales aux États-Unis. Pour Diego, il ne s’agit pas d’un voyage de tourisme, ni d’un bref passage. Il quitte le Mexique sans savoir quand il reviendra. C’est aussi la première fois qu’il part avec une femme — lui qui, jusqu’à présent, s’expatrie pour fuir une liaison qui l’encombre.
Diego est arrivé au terme d’une aventure. Déjà, en 1926, il a reçu une imitation de William Lewis Gerstle à venir peindre une fresque à l’École des beaux-arts ; maintenant, après quatre ans de changements dans sa vie, il sait que le moment est venu pour lui de rencontrer l’Amérique.
Tant d’événements se sont produits en ces quatre années : il y a eu le voyage en Russie, et la désillusion qui a suivi ; il y a eu surtout l’expulsion de Diego du Comité central du Parti communiste, par la faute de Freeman, un homme médiocre qui jalouse l’indépendance du peintre ; il y a eu une autre éviction, celle de Diego Rivera de la direction de l’Académie de San Carlos où on a jugé son enseignement trop révolutionnaire. Autour de lui, il a senti se resserrer la trame des mesquineries, des petits complots. Même les peintres qui étaient à ses côtés dès le début, Orozco, Siqueiros, Jean Charlot, à présent le critiquent, lui reprochent ses succès, tournent en dérision son parti pris indigéniste. La mort de Julio Antonio Mella, le révolutionnaire cubain, en 1929, a marqué la rupture de Diego avec le Parti. Tina Modotti, la maîtresse de Mella, une femme que Diego avait admirée sans restriction, est l’objet d’une campagne de dénigrement de la part de la presse mexicaine qui l’accuse d’avoir été complice de l’assassinat. Elle sort brisée par l’épreuve, et l’amertume la fait se retourner contre ce peintre qui ne pratique pas la discipline du Parti et privilégie l’art à l’engagement politique.