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Pour Diego Rivera, il est temps de partir, d’oublier un pays dont les éternelles discussions politiques deviennent pour lui une gêne. Ce qu’on lui reproche surtout, c’est son indépendance. L’affaiblissement de la révolution, le pourrissement moral qui est la conséquence du régime Calles et de l’ambition d’Obregón, la guerre de religion qui déchire le Mexique rural, tout le pousse à s’éloigner. D’autant plus que commence la campagne électorale qui oppose, dans la course au pouvoir, le médiocre favori de Calles, Ortiz Rubio, et l’écrivain José Vasconcelos, qui fut autrefois le protecteur de Diego et que l’ambition ravale au rang d’apprenti-démagogue.

Et puis il y a Frida, la dépression dans laquelle elle sombre après la fausse couche de Cuernavaca. Frida qui rêve depuis toujours de quitter le Mexique, de voyager, d’aller à San Francisco, qu’elle appelle la « Ville du Monde ». Elle en rêve tant que tout finit par arriver. Diego raconte que la veille du jour où est parvenue par la poste l’invitation de Timothy Pflueger à participer à la décoration du Stock Exchange de San Francisco, Frida a rêvé qu’elle faisait ses adieux à sa famille et qu’elle s’embarquait pour la « Ville du Monde ». Pour elle, comme pour lui, ce départ n’est pas temporaire. C’est un départ vers une vie nouvelle, un autre monde.

L’Amérique se montre particulièrement accueillante en la personne d’Albert Bender, un agent d’assurances et collectionneur d’art grâce à qui l’interdiction faite aux anciens communistes d’entrer sur le territoire américain peut être levée en ce qui concerne Diego et Frida. C’est cette générosité qui enthousiasme d’emblée Rivera.

Le séjour à San Francisco est véritablement la lune de miel de Diego et Frida. Le couple est fêté, reçu partout ; hébergé par Stackpole dans son petit appartement du down-town, il est invité à assister aux concerts, à donner des conférences à l’université. Diego est heureux, d’abord parce qu’il est reconnu et aimé comme il ne l’a jamais été, et aussi parce que la Californie est un champ d’expérimentation pour sa peinture révolutionnaire. Cette terre rurale, où vivent encore tant de souvenirs et tant d’hommes liés au vieux Mexique, est son premier lieu de contact avec le prolétariat américain. C’est le creuset où se rencontrent les fantômes du passé et la violence du présent, les races venues des quatre coins du monde, le réservoir dans lequel l’Amérique du capital va puiser ses forces de travail. C’est surtout la fabuleuse corne d’abondance de l’avenir.

Frida est moins enthousiaste. À Isabel Campos, son amie d’enfance, elle écrit le 3 mai 1931, après un séjour chez les époux Stern, à Atherton : « La ville, tu ne peux pas imaginer comme c’est magnifique. […] La ville et la baie sont superbes. Les gringos ne me plaisent pas du tout, ce sont des gens très compliqués, et ils ont tous des têtes de biscuit cru (surtout les femmes). Mais ce qui est très bien ici, c’est le quartier chinois, la foule chinoise est vraiment sympathique. Et je n’ai jamais vu d’enfants plus beaux de toute ma vie que les enfants chinois. Oui, vraiment, ils sont magnifiques, j’aimerais en voler un pour que tu voies[28]. »

Le tourbillon d’activités et le travail qui emportent Diego Rivera ne parviennent pas à faire oublier à Frida sa solitude, que la barrière de la langue augmente encore. Comme elle dit, elle « aboie l’indispensable », mais elle ne parvient pas à se lier d’amitié avec les femmes qu’elle rencontre, et, pour elle qui aime tant la société et l’échange verbal, la vie est triste et difficile. Alors elle se renferme dans son splendide isolement, drapée dans ses longs châles mexicains, portant ses bijoux et ses jupes d’Indienne. C’est ici, à San Francisco, qu’elle apprend à affirmer sa différence, qu’elle peint sur son visage ce masque d’éloignement un peu dédaigneux qui contraste si fort avec l’expression vive et narquoise de ses seize ans.

Rencontré un peu par hasard quelques mois plus tard, Edward Weston, l’ami photographe de Diego Rivera — qui, après sa séparation d’avec Tina Modotti, est venu vivre à San Francisco —, fait un rapport pittoresque sur le couple, particulièrement sur Frida, en perpétuelle représentation : elle semble, écrit-il, « une petite poupée à côté de Diego, mais elle est petite seulement par la taille, parce qu’elle est forte et belle, et ne montre pas beaucoup le sang allemand de son père. Elle est habillée en indigène, jusqu’aux sandales, et provoque beaucoup de curiosité dans les rues de San Francisco. Les gens s’arrêtent sur son passage pour la regarder avec étonnement[29] ». Mais le beau portrait qu’il tire d’elle cette année-là montre bien à quel point la métamorphose est profonde. La fille insolente, aux yeux brillants et provocants, est devenue une jeune femme d’une singulière beauté, enveloppée dans ses châles et chargée de ses bijoux de terre cuite d’idole précolombienne, armure plutôt que parure, déjà fermée sur sa solitude et le regard un peu détourné, comme voilé par le souvenir de la douleur.

Durant les sept mois que le couple Rivera passe en Californie, Frida peint peu de tableaux. Elle visite la ville, elle « ouvre les yeux », comme elle dit. Le voyage lui permet d’oublier — non ses misères physiques, mais l’étouffement qu’ils ont tous deux ressenti au moment de quitter Mexico, cette impression d’avoir fermé toutes les portes : la mort de Julio Mella, l’expulsion de Diego du Parti, et aussi la présence souvent envahissante de la famille de Frida — la vie sombre des Kahlo à Coyoacán —, sans doute aussi le souvenir voluptueux de Lupe Marín qui continue de hanter le passé de Diego.

Malgré la solitude, c’est un bonheur encore intact qui unit Diego et Frida, et que Frida se plaît à représenter sur le tableau peint à l’intention d’Albert Bender, leur bienfaiteur, — un tableau à la manière naïve, reprenant les dessins que Frida a faits après leur mariage, où elle paraît si petite et si fragile, pareille en effet à une poupée dans son costume au grand châle flamboyant, à côté de Diego sanglé dans son complet sombre, chaussé d’énormes brodequins, palette et pinceaux à la main. Le bonheur simple et l’amour sincère s’expriment dans les mots que Frida écrit sur une banderole portée par une colombe : « Ici vous me voyez, moi Frida Kahlo, à côté de Diego Rivera mon époux bien-aimé, j’ai peint ces portraits dans la belle ville de San Francisco, Californie, pour notre ami M. Albert Bender, et c’était le mois d’avril de l’an 1931. »

À San Francisco, le couple n’a pas le loisir de s’arrêter, le temps ne leur laisse pas la possibilité de se voir, de s’entre-dévorer. L’accueil des Californiens est enthousiaste, spontané et exigeant. La réputation de Diego, le pouvoir de séduction qu’il exerce non seulement sur les intellectuels, mais sur la presse, font de lui un hôte de marque, objet de la curiosité et de la sollicitude des journalistes. Dès son arrivée, il est invité partout, on veut connaître son opinion sur tout. La Californie des années 30 est le lieu même du cosmopolitisme, et le Mexique y tient le rôle de passé culturel. Quand Diego et Frida assistent à un match de football américain, les reporters veulent les impressions du peintre qui compare le jeu et l’ambiance du stade à la corrida et prétend y voir l’expression d’un « art de foule ».

Diego peint les murs de la salle à manger du Stock Exchange avec un enthousiasme tout neuf. San Francisco est véritablement la porte de l’Amérique et il ne veut pas gâcher sa chance de pouvoir franchir cette porte. Le bonheur du couple tout juste marié qui vient de fuir l’asphyxiant climat politique mexicain — amertume de l’échec de Vasconcelos, rivalités pour le pouvoir, impasse du Parti — fait de Diego un homme heureux de peindre et de gagner de l’argent avec sa peinture. Ses allégories sur le travail et la richesse agricole de la Californie sont encore très conventionnelles et font penser davantage à Saturnino Herrán qu’au Rivera iconoclaste de Chapingo et du ministère de l’Éducation. Mais la figure aérienne de la championne de tennis, Helen Wills, volant sur le plafond — incarnation symbolique de la Californie —, exprime bien l’idéal de jeunesse et de beauté que le peintre espère rencontrer en Amérique du Nord. À ceux qui lui reprochent de ne pas avoir exprimé la lutte des classes, Diego, dans Portrait de l’Amérique, répondra plus tard, avec justesse, que la peinture doit être en harmonie avec le lieu dans lequel elle se trouve. « Je crois sans aucune ambiguïté qu’une œuvre d’art ne peut être vraie que dans la mesure où son rôle est en complète harmonie avec le bâtiment ou la salle pour lesquels elle a été créée[30]. » Par leur vie et dans leurs actes, Diego et Frida affirment alors clairement leur indépendance par rapport à la ligne du Parti communiste.

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28

In Raquel Tibol, op. cit., p. 53.

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29

Edward Weston, Daybooks, New York, 1961, vol. II, p. 198.

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30

Diego Rivera. Portrait of America, New York, 1934. p. 15.