Le conformisme pictural de Diego ne résiste cependant pas au goût de la plaisanterie et son travail à l’École des beaux-arts suscite une vive polémique. Dans la peinture consacrée justement à l’art de la fresque, il s’est représenté de dos, au centre de l’échafaudage, son énorme derrière débordant de la planche sur laquelle il est assis. Considérée comme offensante pour le peuple américain, la fresque sera masquée après le départ du peintre (elle est aujourd’hui redécouverte).
Si San Francisco, la « Ville du Monde », fut pour Diego l’occasion de franchir la porte de l’Amérique, pour Frida, ces six mois d’isolement, d’éloignement de son milieu naturel marquent le commencement de l’« intériorisation » : elle « ouvre les yeux », mais sur la profondeur interne, sur les symboles et les secrets qui sont de l’autre côté de la réalité. Au miroir de Coyoacán se substitue alors une autre vérité qui ressemble à la fenêtre de son enfance par laquelle elle gagnait son vrai domaine. Chaque portrait raconte une histoire, non seulement par les thèmes, mais aussi par les couleurs, les lignes, les juxtapositions — comme sur les peintures d’ex-voto.
Il est significatif qu’elle ait réalisé cette métamorphose dans le silence de San Francisco, en reprenant parfois les dessins de Diego, comme dans le portrait de Luther Burbank, inventeur d’espèces végétales devenant plante lui-même. C’est que le silence appelle justement ce langage, et que ce langage, les histoires qu’elle raconte au moyen de ses tableaux vont devenir son unique verbe amoureux destiné à Diego.
Lors du retour à Mexico, l’été de 1931, Diego reprend son travail acharné sur les murs du Palais National — il doit corriger et parfois effacer ce que ses aides ont fait pendant son absence. Il sait déjà qu’il va repartir pour les États-Unis, poursuivre sa découverte de l’immensité de la nouveauté, et faire avancer la cause de la révolution universelle.
Cela aussi est une vérité cruelle pour Frida. Elle a connu la « Ville du Monde », elle a mesuré combien la réalité était plus redoutable et plus difficile que le voyage rêvé qu’elle avait souhaité dans son adolescence. D’instinct, elle se retourne vers ce qu’elle est, ce qu’elle aime, ce monde beaucoup plus doux et inoffensif auquel elle appartient : Coyoacán, la maison blanche et rouge de son enfance, les petites rues sinueuses, les soirées qui remplissent les places, le jacassement des oiseaux dans les jardins, le bruit tranquille des jets d’eau et le brouhaha de la vie, les enfants de Cristina, les bavardages amoureux, la musique, l’accent chantant des Indiennes sur le marché, À son intention, pour lui dire qu’il l’aime, Diego, à peine sorti du chantier harassant qu’il mène sur le Palais National, trouve encore le temps de croquer les petits enfants de Coyoacán, les voisins, les petits amis de Frida, comme il les appelle, tapis dans les coins ou silencieux sur leur chaise, leurs visages très doux, leurs grands yeux noirs comme des bijoux indiens, Juanita Flores et tous les autres qui entrent et sortent librement dans la grande maison de Coyoacán, le « palais » où règne cette dame si belle, et étrange — un peu sorcière —, au milieu des tableaux et des statues semblables à des chimères. Alors, tout lui manque, les odeurs, les rumeurs, le goût des enchiladas et des haricots frits qu’elle évoque pour son ami le docteur Leo Eloesser, qui l’a soignée à San Francisco. Elle lui écrit comme à son seul ami resté de l’« autre côté », ces mots émouvants et désabusés, qui montrent bien sa solitude, son attachement total à Diego, et combien elle était devenue là-bas, dans la « Ville du Monde », l’Indienne déracinée dans un monde terrifiant :
« Le Mexique est, comme toujours, désorganisé et allé à la diable, mais ce qu’il garde, c’est l’immense beauté de la terre et des Indiens. Chaque jour, la laideur des États-Unis vole un peu de cette beauté, tout cela est bien triste, mais il faut bien que les gens mangent et on ne peut pas empêcher les gros poissons de manger les petits[31]. »
Au pessimisme de Frida répond alors l’enthousiasme de Diego pour qui l’Amérique doit être le lieu de la nouvelle expérience de l’art et le futur champ d’action de la révolution universelle. La beauté de l’Amérique indienne ne sera pas détruite par la laideur du capitalisme, mais, au contraire, devra libérer de nouvelles forces, de nouvelles splendeurs :
« Américains, écoutez-moi. Et quand je parle de l’Amérique, je parle de tout le territoire compris entre les barrières de glace des deux pôles. Foutre de vos barrières de fil de fer et de vos gardes-frontières !
« […] Américains, l’Amérique a nourri pendant des siècles un art indigène créatif dont les racines s’enfoncent profondément dans ce sol. Si vous voulez vénérer l’art ancien, vos antiquités américaines sont authentiques.
« L’Antiquité, l’art classique de l’Amérique, on les trouve entre le Tropique du Cancer et le Tropique du Capricorne, cette bande de terre qui était au Nouveau Monde ce que la Grèce était à l’Ancien. Vos antiquités, vous ne les trouverez pas à Rome. Vous les trouverez au Mexique.
« […] Sortez vos aspirateurs et débarrassez-vous des excroissances ornementales d’un style frauduleux ! Nettoyez vos cerveaux des fausses traditions, des peurs injustifiées, et soyez complètement vous-mêmes. Soyez sûrs des immenses possibilités de l’Amérique : PROCLAMEZ L’INDÉPENDANCE ESTHÉTIQUE DU CONTINENT AMÉRICAIN[32] ! »
PORTRAIT DE L’AMÉRIQUE EN RÉVOLUTION
Après un bref été à Mexico, et malgré les réticences de Frida, le couple Rivera s’embarque, en novembre 1931, à bord du Morro Castle, à destination de New York. En effectuant ce voyage, Diego répond à l’invitation du directeur de l’Institut des arts de Detroit, William R. Valentiner, et de son associé, l’architecte Edgar P. Richardson, à venir peindre une fresque dans la Cour du Jardin de l’Institut. Durant ce même été 1931 qui précède le départ des Rivera, une autre offre, encore plus extraordinaire, est arrivée, apportée par Frances Flynn Paine, une des premières marchandes de tableaux de New York, conseillère d’art à la Fondation Rockefeller : les portes du prestigieux musée d’Art moderne s’ouvriraient à Diego Rivera pour une exposition générale de ses œuvres.
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Diego Rivera,