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Au retour de San Francisco, Diego et Frida avaient retrouvé le Mexique dans une condition catastrophique. La récession économique des années 1928-29 frappait naturellement au premier chef les pays pauvres. La guerre civile qui ravageait les campagnes du Centre-Ouest, au Michoacán, au Jalisco, au Nayarit, depuis la loi scélérate de Calles et les persécutions contre la religion catholique, avait enfoncé la partie la plus riche du pays dans le chaos et la misère, et divisait le Mexique en deux[33]. Une autre persécution, dirigée contre les communistes — la mise hors la loi du Parti, et la rupture avec l’Union soviétique, consécutives à la tentative de coup d’État des nordistes et du communiste Guadalupe Rodriguez, assassiné au Durango, avait rendu toute vie politique impossible. Malgré sa notoriété, Diego sentait se refermer autour de lui le réseau de conspirations et de jalousies qui l’avait poussé à partir pour la Californie.

L’offre de Valentiner et de Richardson ouvre des perspectives intéressantes à Diego et Frida, à un moment où ils ont particulièrement besoin d’argent. Ce même été, Diego a entrepris la construction d’une maison à San Angel — un double studio, relié par un pont, où chacun pourra vivre indépendamment de l’autre. D’autre part, la situation financière de la famille Kahlo à Coyoacán est devenue de plus en plus difficile ; pour venir en aide à son beau-père, Diego Rivera a même dû lui racheter la maison de Coyoacán, laissant aux parents de Frida le droit d’y habiter toute leur vie durant.

L’Institut des arts de Detroit a offert dix mille dollars pour peindre les quelque cent mètres carrés de murs de la Cour du Jardin. Avec un sens certain de la négociation, Diego, après s’être renseigné, a proposé de peindre la totalité des murs (environ cent soixante-trois mètres carrés) pour le même prix au mètre carré, soit une rémunération de près de vingt mille dollars, et la commission de l’Institut a donné son accord. À l’époque, le salaire minimum journalier de l’ouvrier américain est de sept dollars. L’offre de Detroit représente donc une très grosse somme, la plus importante jamais proposée au peintre mexicain.

Mais l’argent n’était pas tout.

Le retour de Diego aux États-Unis, dans la partie la plus industrialisée du continent, au cœur même de la société capitaliste, constitue aussi un extraordinaire défi — et, pour Frida, malgré la peur que fait naître en elle cette plongée dans un monde si violemment et entièrement différent du sien, cela peut être en quelque sorte la revanche du petit poisson sur le gros.

Pour Diego, l’aventure américaine doit être totale, sans ambiguïté. Ce qui l’attire, ce n’est pas la force de l’argent ni l’espoir de la liberté. C’est la possibilité de pénétrer, par sa peinture, cette masse humaine qui a su édifier l’empire industriel le plus puissant de toute l’histoire, d’entrer dans le secret de cette formidable machine, d’approcher ses rouages, de comprendre l’origine de son énergie, d’agir comme un ferment dans la formation de cette pensée collective, de mettre son art au service de la révolution qui se prépare.

L’Amérique qu’il attend, c’est celle de l’« ère nouvelle » annoncée en 1919 dans le premier Manifeste du Parti communiste américain.

Quelque dix ans après la création de la première Internationale communiste (la section américaine du Komintern formée par Charles E. Ruthenberg et Alexander Bittelman), l’enthousiasme de Diego est encore intact. Son expérience malheureuse en URSS — l’échec de son projet de fresques au service de la Révolution russe — et les impérities du caudillismo à la mexicaine — ce que Gramsci appelle un « bonapartisme épisodique » — n’ont pas entamé l’enthousiasme et l’ardeur juvénile du peintre. Mais elles lui ont donné la conviction que la vraie révolution du siècle aura lieu justement au cœur du règne capitaliste, dans cette fourmilière industrielle des États-Unis d’Amérique du Nord.

Diego, qui a connu l’horreur de la guerre en Europe, cet incroyable déferlement de souffrances inutiles, jusqu’à la mort de son enfant dans le Paris glacé et ruiné par les années de détresse, ressent profondément l’appel de la révolution sur le continent américain. La Révolution mexicaine, la première du monde moderne, a brûlé comme un immense et fulgurant incendie. Sur les cendres du Porfiriat a resurgi une bourgeoisie faite de politiciens corrompus et de militaires ambitieux et rusés. En Russie, la révolution a été totale, magnifique. Frida se souvient encore des pages d’Alexandre Kerenski, qu’elle avait aimées et qui semblaient parler d’une révolution encore à venir : « Ce fut un temps extraordinaire, inspiré, un temps d’audace et d’extrêmes souffrances. Ce fut un temps unique dans les pages de l’Histoire. Toutes les préoccupations insignifiantes de la vie quotidienne et tous les intérêts partisans s’étaient effacés de notre conscience[34]. » Et ces mots qui seraient allés droit au cœur de Diego : « La Révolution fut un miracle, un acte de création inventé par la volonté de l’humanité, un parcours épique vers un idéal éternel et universel. »

Diego était revenu de Moscou les valises pleines de croquis et de dessins qui étaient autant d’éléments de cette vision d’une révolution à venir. Ce n’est pas un hasard s’il confie ces dessins à Frances Flynn Paine pour qu’elle les emporte à New York et les montre aux membres de la Commission directoriale du musée d’Art moderne : pour lui, il ne fait pas de doute que ces images doivent féconder la révolution américaine.

Diego est revenu de Russie avec la certitude que seul Trotski est digne d’hériter du message de Marx et de Lénine. Le discours de Staline en 1924, par lequel il renonce implicitement à la révolution universelle, suivi de l’exil de Trotski à Alma Ata, ont clairement démontré à Diego — et cela lui apparaîtra plus clairement après son expulsion en 1929 du Parti communiste mexicain — que la révolution reste à accomplir.

L’Amérique, en 1930, est plongée dans un chaos social et moral où tout peut apparaître. Malgré la persécution de l’attorney général Palmer et de son adjoint J. Edgar Hoover contre les « Rouges », malgré les arrestations arbitraires, les tortures, les assassinats, les partisans de la révolution sociale ont gardé toutes leurs illusions. À Mexico, Diego a parlé avec les slakers italiens, réunis autour de Tina Modotti et du révolutionnaire Vidali. Avec eux, il a évoqué le souvenir des grands mouvements de foule, les manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti, quand intellectuels et ouvriers se retrouvèrent côte à côte et marchèrent dans les rues de Boston vers la prison de Charlestown pour tenter d’arracher à la mort le « bon cordonnier » et le « pauvre marchand de poisson », victimes de la chasse aux communistes étrangers. Bertram Wolfe, ami depuis dix ans avec Diego, a raconté son arrestation par la police, sa rencontre en prison avec John Dos Passos. C’est de cette Amérique que rêve Diego depuis qu’il est revenu de la vieille Europe amère et désillusionnée.

Son rêve n’est pas celui d’un politicien, ni même d’un partisan. C’est avant tout le rêve d’une révolution esthétique et culturelle, d’une révolution du regard. Durant l’été 1931, tandis que roulent les orages électriques sur Mexico et que Frida renaît dans le jardin de Coyoacán inondé chaque soir par les averses, Diego est déjà ailleurs, dans cet autre monde qu’il veut conquérir. Il sait déjà ce qu’il va peindre à Detroit, il voit déjà l’ensemble des formes, les machines, les enchaînements, le lien qui unit le monde moderne au plus profond de l’histoire de la terre. Avant même que le lieu ne lui soit offert, il sait ce qu’il doit y peindre. À San Francisco, il a confié à William Valentiner son désir de « rendre plastique le rythme somptueux, toujours ascendant qui va de l’extraction de la matière première, produite par la nature, jusqu’à l’élaboration de l’objet fini, produit par l’intelligence humaine, son besoin, son action[35] ».

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33

En 1926, à la suite de la loi édictée par Calles décrétant la fermeture de la plupart des églises, commença, au centre et à l'ouest du Mexique, une guérilla connue sous le nom de « Christiade » qui opposait aux forces gouvernementales des paysans mal armés et combattant sous la bannière du Christ-roi. Cette guerre acharnée dura quatre ans et atteignit des sommets de cruauté — elle inspira notamment l’œuvre du romancier Juan Rulfo —, et fut naturellement déconsidérée par la plupart des intellectuels associés à la révolution. Pour eux, comme pour Diego Rivera, il n’était question que du fanatisme des réactionnaires. Pour mieux comprendre ce chapitre tragique de l’histoire du Mexique, il faut lire Jean Meyer, La Christiade, Paris, Gallimard, 1973.

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34

Alexander Kerenski, The Catastrophe, New York, 1927, p. 3.

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35

Diego Rivera, in Portrait of America, op. cit., p. 17.