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Cette révolution du regard à laquelle Diego Rivera souhaite désormais travailler n’est possible que dans la rencontre des deux mondes opposés qui forment le continent américain. Déjà, en 1929, avant même le projet de Detroit, il écrit son manifeste de la révolution en peinture, au cœur même de son œuvre :

« J’ai toujours maintenu que l’art en Amérique, s’il parvient un jour à exister, sera le produit de la fusion du merveilleux art indigène, venu des profondeurs immémoriales du temps, au centre et au sud du Continent, et de l’art du travailleur industriel du Nord. »

Et :

« J’ai choisi mon thème — celui-là même qu’aurait choisi n’importe quel autre travailleur mexicain luttant pour la justice et l’abolition de toutes les classes. J’ai vu avec d’autres yeux la beauté du Mexique et, depuis lors, j’ai travaillé avec autant d’acharnement qu’il a été possible[36]. »

Manifeste qu’il complétera en 1932 après l’expérience de Detroit : « Il y a une grande nécessité d’expression artistique dans le mouvement révolutionnaire. L’art a l’avantage de parler un langage qui peut être compris facilement par les travailleurs et les paysans du monde entier. Un paysan ou un travailleur chinois peut comprendre une peinture révolutionnaire plus rapidement et plus facilement qu’un livre […]. Le fait que la bourgeoisie se trouve en état de décomposition et que son art dépende de l’art européen indique qu’il ne peut y avoir de développement d’un art authentiquement américain sans une création issue du prolétariat. Pour qu’il soit un bon art, l’art de ce pays doit être un art révolutionnaire[37]. »

Diego résume ses idées sur l’art dans une formule à l’emporte-pièce, à propos des peintures religieuses populaires (dans Mexican Folkways n° 3) : « Le paysan et le travailleur urbain ne produisent pas seulement des grains, des légumes et des objets manufacturés. Ils produisent aussi de la beauté. »

La grande exposition eut lieu le mardi 22 décembre 1931 au musée d’Art moderne de la Cinquième Avenue. Elle réunissait un grand nombre de toiles de Diego Rivera (cent quarante-trois), certaines datant d’avant sa période cubiste, et montrait la versatilité du génie créateur du peintre. Le plus étonnant, pour les New-Yorkais, fut l’exposition des fresques peintes sur des panneaux mobiles, que Diego avait exécutées durant le mois précédant l’exposition, et pour lesquelles il avait fait venir du Mexique du sable de rivière tamisé et du plâtre. Au cours de sa conférence de presse à l’hôtel Barbizon-Plaza, Diego expliqua la technique de la fresque, reliée à l’art de la Renaissance italienne et à l’art préhispanique du Mexique. Seuls des pigments naturels, provenant de terres de différentes couleurs, étaient utilisés selon la palette réduite et raffinée des anciens peintres mayas du temple des Jaguars, à Chichén Itzá. Deux tons de rouge. Deux tons de bleu. Quatre verts. Jaune. Blanc. Noir. Pourpre.

Malgré la notoriété de Diego Rivera et le prestige du lieu (la précédente exposition au musée d’Art moderne avait été consacrée à Matisse), cette première rencontre fut un peu décevante pour le peintre. La presse bouda le travail de Rivera, allant même jusqu’à critiquer ouvertement l’outrecuidance du panneau intitulé Frozen Assets (Fonds gelés) qui mettait en évidence le lien entre le capital et la police, leur responsabilité dans le maintien de l’esclavage. L’édition dominicale du New York Times le présenta dans un article mitigé où l’on reprochait à Diego d’avoir affadi, dans les copies de ses fresques, le travail fait à Chapingo et à Mexico. L’article d’Edward Alden Jewell était associé à une polémique dans laquelle étaient tournées en dérision les idées du peintre sur la renaissance de l’art indigène — les Indiens d’Amérique, disait le commentaire, « une culture de paniers et de couvertures ! » — et où l’on reprochait aux mécènes de soutenir des peintres étrangers plutôt que les Américains. Une des conséquences de la récession économique de 1930 était en effet l’application d’un décret visant l’exclusion des étrangers de tout travail régulier. Pourtant, l’exposition fut un succès auprès du public, et une grande partie des intellectuels new-yorkais y accourut.

Les premiers mois du séjour à New York furent difficiles pour Frida. Malgré ses robes et ses bijoux mexicains, elle restait dans l’ombre de son colossal mari, effrayée par cette ville violente et sale que, dans une lettre à son ami le docteur Eloesser, elle décrit comme « une immense cage à poules crasseuse et inconfortable ». Depuis San Francisco, elle éprouve un sentiment d’hostilité envers ces riches Américains qui « vont dans des parties nuit et jour pendant que des milliers et des milliers de gens crèvent de faim[38] ».

L’époque, il faut le dire, est difficile. La récession frappe d’autant plus cruellement en cette période de fêtes de fin d’année, et les rues de New York, pleines de miséreux, évoquent davantage le Londres de Dickens que la ville orgueilleuse des Rockefeller. Les journaux sont pleins d’articles consacrés aux « nécessiteux méritoires », pour lesquels on fait appel à la charité publique. Le salaire mensuel minimum de deux cent dix dollars n’est souvent même pas atteint, et certaines ouvrières, dans les ateliers de confection, doivent se contenter, pour survivre, de cinquante, voire trente dollars par mois.

Tandis que Diego est occupé à peindre, Frida se promène dans les rues de Manhattan. L’hiver est doux et pluvieux, et elle pense avec nostalgie aux ciels éclatants et au froid du matin à Coyoacán, aux enfants qui grignotent la canne à sucre de Noël au coin des rues, aux Indiennes qui vendent des fleurs de noche buena et de la terre végétale. L’hôtel Barbizon-Plaza est un caravansérail froid et ennuyeux, et Frida ne parle pas anglais, ne connaît rien au monde qui l’entoure. Au docteur Eloesser, elle écrit, fin novembre, avant l’exposition : « Diego, bien entendu, est déjà en plein travail, et la ville l’intéresse beaucoup, et moi aussi, bien sûr, mais comme toujours, je ne fais rien d’autre que regarder droit devant moi et m’ennuyer pendant des heures[39]. »

Les distractions lui manquent. Elle n’est nullement intéressée par la société des gens « comme il faut », et la foule new-yorkaise est une masse compacte, hostile, où elle ne peut même pas briller de son éclat de fleur exotique, comme elle le faisait dans les rues ensoleillées de San Francisco. La place lui manque à l’hôtel pour peindre ou dessiner. Elle se noue d’amitié avec le peintre Lucienne Bloch, assistante de Diego, ensemble elles vont au spectacle, assister à des représentations populaires comme les Ziegfleld Follies, ou au cinéma, voir Frankenstein, an epic of terror.

En mars, Diego et Frida prennent le train pour Philadelphie pour la première de H.P., Horse Power, un spectacle-ballet conçu sur une idée et des décors de Diego, avec une musique du compositeur mexicain Carlos Chavez. En fait, il s’agit d’un ancien projet (1927) qui est resté dans les cartons de Diego, jusqu’à ce que l’exposition de New York l’en ait fait ressortir. Le ballet est un vieux rêve du peintre où il mêle le passé indien du Mexique à la modernité industrielle. Pour lui, c’est une introduction idéale à son projet de Detroit. Mais Frida est caustique, elle commente sans indulgence le spectacle à son ami le docteur Eloesser :

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36

Creative Art, New York, janvier 1929.

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37

The Modern Quarterly, New York, automne 1932.

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38

In Hayden Herrera, op. cit., p. 131.

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39

In Hayden Herrera, op. cit., p. 132.