« Une foule de blonds insipides qui font semblant d’être des Indiens de Tehuantepec, et quand ils devaient danser la sandunga, on aurait dit qu’ils avaient du plomb à la place du sang[40]. »
En fait, c’est déjà la marque du rejet par Frida de ce monde anglo-saxon dont elle a peur, dont elle se défie instinctivement, parce qu’il la sépare de son mari. Elle vit intérieurement le choc de cette rencontre avec le monde industriel et ses injustices mais n’a pas, comme Diego, la possibilité de s’en libérer par la création. Elle se sent alors coupée d’elle-même, loin de son reflet, privée de sa source de chaleur. Elle aime Diego plus que tout au monde, et pour lui elle a accepté d’aller si loin de chez elle, si loin de sa mère et de son père — et même, d’une certaine façon, de sacrifier son art. Elle songe de nouveau à avoir un enfant, elle l’a décidé sans rien lui en dire. Quand, à la fin d’avril 1932, Diego décide d’entamer le chantier de Detroit, Frida part avec lui pour le Michigan, soulagée au fond d’elle-même de quitter cette métropole effrayante, où elle a vécu comme une ombre.
L’accueil à Detroit donne à Frida une meilleure impression. Le couple est reçu avec chaleur par le docteur Valentiner et son assistant Burroughs, de l’Institut d’art. Il y a surtout la représentation mexicaine, composée pour une grande part d’ouvriers qui travaillent dans les usines Ford, venus avec le consul du Mexique. Diego débarque vraiment comme l’ambassadeur de la culture de l’Amérique latine, et le contact avec les travailleurs immigrés vaut beaucoup mieux pour lui et pour Frida que celui du beau monde new-yorkais.
Pour Diego Rivera, le gros budget prévu par l’Institut (financé par la Compagnie Ford) est une occasion extraordinaire de partage. Il conçoit le projet comme un chantier dont il sera l’architecte-bâtisseur et qui va lui permettre d’engager des aides, des travailleurs, des manœuvres. Pour lui, le partage n’est pas seulement une idée. Tout au long du séjour à Detroit, le peintre jouera un rôle de protecteur auprès de ses compatriotes, leur dispensant argent et soutien, particulièrement à ceux qui doivent payer leur voyage de retour vers le Mexique.
Diego est véritablement un ambassadeur à Detroit. Dans les années 30, après le long black-out de la révolution, les États-Unis, sous la présidence de Hoover, cherchent à rétablir des liens économiques et commerciaux avec leur turbulent voisin du Sud. En confiant à Rivera le soin de la restauration et de la décoration du palais de Cortès à Cuernavaca, Morrow, l’ambassadeur des États-Unis au Mexique, a officialisé son rôle dans le mouvement de rapprochement. La peinture murale, par son aspect populaire et spectaculaire, est le symbole de cette nouvelle alliance.
Cette volonté de réconciliation n’est pas gratuite. Le krach boursier d’octobre 1929 a durement touché l’économie américaine. Les petits épargnants ont perdu leur pouvoir d’achat, les emprunteurs ne peuvent plus rembourser leurs dettes, les banques sont en faillite. L’année qui suit l’effondrement des banques, des milliers d’usines ont fermé leurs portes, six millions d’ouvriers ont perdu leur emploi. L’État du Michigan, et particulièrement la zone industrielle de Detroit, compte près d’un million de chômeurs, réduits à la misère, qui errent de ville en ville, et grossissent le rang des vagabonds secourus par l’Armée du Salut. L’alcoolisme, le gangstérisme qui fleurit sur la prohibition, le suicide sont les plaies de cette époque sinistre.
Même l’usine Ford a été durement touchée par la crise. En 1930, pour maintenir le salaire minimum à sept dollars par jour, Henry et Edsel Ford doivent réduire considérablement les effectifs, c’est-à-dire augmenter les cadences. D’autres compagnies associées à la Ford, comme la Briggs Body qui fournit les carrosseries, baissent les salaires jusqu’aux limites du tolérable, à douze cents et demi de l’heure[41]. À l’époque, beaucoup de travailleurs d’usine ne sont pas syndiqués. Detroit, au moment où Diego et Frida y arrivent, est une zone sinistrée. Non loin de l’usine de La Rouge, à la place des bidonvilles d’Inkster, Henry Ford a créé une ville nouvelle qui témoigne de sa volonté de surmonter la crise en réhabilitant les ghettos. Son fils Edsel, aidé par sa femme Eleanor, combattent la dépression sur un autre front : pour sortir de l’impasse, Ford doit participer à l’élan de conquête des débouchés vers les autres pays, notamment vers le Mexique qui sera nécessairement le nouveau marché automobile des années à venir. Edsel Ford est également un des tout premiers industriels à comprendre le rôle des arts — et, entre tous, des arts plastiques — dans ce qu’on appelle aujourd’hui la promotion commerciale. La rencontre d’Edsel Ford avec William Valentiner a été déterminante dans la participation financière des usines Ford à la réhabilitation et à l’enrichissement du musée d’Art moderne de Detroit, l’Institut d’art. Puis la rencontre de Valentiner et Diego Rivera en Californie a permis au peintre de venir à Detroit[42].
Lorsque Diego et Frida débarquent du train, le 21 avril 1932, ils sont tout de suite plongés dans ce climat d’extrême tension sociale et de réalités industrielles, bien différent des mondanités et du snobisme new-yorkais. Diego est transporté d’enthousiasme, il passe de longues journées à visiter les installations de La Rouge, les quartiers des ouvriers, il rencontre les techniciens, les manœuvres, les cadres, il s’imprègne de l’atmosphère extraordinaire de l’usine, cette impression de puissance et de créativité qu’il n’a ressentie nulle part ailleurs. Il fait des centaines de croquis, d’esquisses, il prépare les plans de décoration des murs de la Cour du Jardin, il sait maintenant exactement ce qu’il doit peindre : non pas le seul mur nord prévu au départ, mais les quatre murs qui entourent le jardin intérieur et la fontaine baroque (cette « horreur » que Diego voudrait bien faire disparaître) et qui lui rappellent les vieux hôtels particuliers de l’époque coloniale à Mexico. Ce qui inspire surtout Diego Rivera, c’est l’usine de La Rouge, formidable architecture futuriste d’acier et de ciment qui répond parfaitement à l’idée que le peintre s’est faite du monde ouvrier : « De toutes les constructions de l’histoire de l’homme, dit Rivera, il n’y a rien qui vaille cela. » Au New York Herald Tribune, il déclare : « Tout est là : la puissance, la force, l’énergie, la tristesse, la gloire et la jeunesse de notre continent[43]. »
Entre le vieil empereur Henry Ier, chef de la dynastie Ford, et le géant mexicain s’esquisse une étrange amitié, assez contre nature, sur laquelle Diego s’étendra plus tard non sans complaisance. Ce que Diego admire chez Ford, c’est l’homme de décision issu du peuple, qui a bâti seul un empire qui s’étend jusqu’au Brésil. Comme Diego lui-même, Henry Ford est un enfant du pays minier, né dans une des régions les plus sauvages du continent américain ; jusqu’au milieu du XIXe siècle, le Michigan est la frontière entre la civilisation rurale et la forêt — de même que Guanajuato fut la frontière entre le Michoacán agricole des anciens Tarasques et l’Amérique aride des sauvages Chichimèques.
Mais ce qui réunit Henry Ford et Diego Rivera, c’est le pouvoir de la création, l’enthousiasme qu’ils ressentent l’un et l’autre pour cette transformation de la matière brute, pour la force du progrès, pour les creusets des fonderies, les machines-outils, les presses, les bouillonnements de la puissance industrielle, l’œuvre commune des masses humaines. La vision de Rivera n’est pas romantique. Elle est une sorte de rêve d’avenir, une ivresse de jeunesse. À Dearborn, Diego Rivera visite le cœur du rêve industriel, le musée dans lequel Henry a entreposé des spécimens de toute l’histoire des machines, et Diego s’attarde dans le musée, ébloui par l’accumulation de ces « masses de ferraille », de sept heures jusqu’à une heure du matin le jour suivant. Le lendemain, il rencontre Henry Ford et l’échange est à la mesure de l’admiration que le peintre ressent envers le vieil empereur du capitalisme mondial. En repartant, passant devant les usines de La Rouge et les quartiers généraux de la compagnie, Diego Rivera vibre d’enthousiasme pour le projet qu’il entrevoit et auquel il a commencé à travailler :
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Rencontre due cependant au hasard, puisque, selon Wolfe, William Valentiner était venu à San Francisco surtout pour suivre la femme dont il était amoureux, Helen Wills, tenniswoman qui servit de modèle à Rivera pour sa fresque symbolisant la Californie.