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« Tandis que je roulais vers Detroit, une vision de l’empire industriel de Henry Ford passait tout le temps devant mes yeux. Dans mes oreilles, j’entendais la symphonie magnifique qui sortait de ses ateliers où les métaux prenaient la forme d’outils au service des hommes. C’était une musique nouvelle, qui attendait un compositeur dont le génie serait à même de leur donner une forme communicable[44]. »

Malgré l’évolution ultérieure de son expérience américaine, Diego Rivera ne reniera jamais l’admiration qu’il a éprouvée pour Henry Ford, pour sa puissance créatrice et pour le rôle qu’il a joué dans l’instauration du règne industriel. Plus tard, se souvenant de cette visite, il confiera à Gladys March : « J’ai regretté que Henry Ford ait été un capitaliste et l’un des hommes les plus riches du monde. Je ne me suis pas senti libre de faire son éloge aussi longuement et publiquement que je l’aurais voulu […]. Autrement, j’aurais essayé d’écrire un livre dans lequel j’aurais montré Henry Ford tel que je l’ai vu, comme un vrai poète et comme un artiste, l’un des plus grands de son temps[45]. »

L’enthousiasme de Diego Rivera lui fait omettre ou négliger la grande tache sur l’honneur de Henry Ford : des prises de position trahissant le plus vil antisémitisme, exprimées dans un journal hebdomadaire, le Dearborn Independant, dans lequel, entre 1921 et 1924, ont été publiées de violentes attaques contre les Juifs, « sangsues de l’Amérique », curieusement associés à la montée du jazz et à la corruption de New York, « Babylone des temps modernes ».

Beaucoup moins enthousiaste que Diego, Frida Kahlo ne résiste pas au plaisir de la provocation. Ayant appris que l’hôtel où la compagnie les a logés — le Wardell, juste à côté de l’Institut d’art —, refuse les Juifs, elle mobilise Diego. Ils menacent de déménager et obtiennent la levée de l’interdiction — et un rabais sur le loyer mensuel ! Peu après leur arrivée, au cours d’un dîner officiel à Fair Lane, la résidence de Henry Ford au bord de la rivière Rouge, Frida profite d’un silence dans la conversation pour poser à voix très claire au vieil homme la question qui lui brûlait la langue : « M. Ford, êtes-vous juif[46] ? »

Diego Rivera n’en ressentit pas moins pour Edsel, fils de Henry Ford, une véritable amitié. Durant tout le temps de la préparation des fresques, Edsel procura toutes les facilités pour le travail collectif des peintres. Des techniciens s’occupaient de la recherche des pigments, un photographe réalisait les clichés des détails de l’usine que Diego souhaitait incorporer aux peintures.

Durant le printemps et l’été 1932, tandis que Diego travaille à la fabrication des stencils qui vont couvrir les murs de la cour de l’Institut d’art de ses formes magiques, Frida connaît une des périodes les plus difficiles de son existence. Elle n’a plus les mêmes raisons que Diego d’aimer la vie à Detroit. Pour elle, c’est une ville sans intérêt — « un vieux village de cahutes », écrit-elle à son ami le docteur Eloesser. Elle partage un peu de l’enthousiasme de Diego pour les usines de La Rouge, mais « tout le reste, dit-elle, est comme tout ce qu’il y a aux États-Unis, laid et stupide ». Après tant de mois loin du Mexique, elle ressent une nostalgie grandissante pour son pays, pour l’atmosphère provinciale et familière de Coyoacán, pour le goût des « tacos et des haricots » ; lui manquent les rencontres avec ses amis, et jusqu’à l’atmosphère dramatique de la maison familiale. L’état de santé de sa mère s’est aggravé, Frida sait qu’elle est en train de mourir d’un cancer ; et ni Matilde ni Cristina ne lui écrivent. Elle se sent abandonnée.

Pourtant, Diego s’ingénie à la distraire. Avec les Rivera et l’équipe des peintres assistants est venu un couple rencontré à New York, des Anglais excentriques : John, vicomte Hastings, comte de Huntingdon, et sa femme Cristina, fille de la marquise de Cassate, qui fut le modèle du peintre Augustus John. Ils ont loué un appartement voisin de celui des Rivera et, chaque soir, ils se réunissent pour dîner, boire et parler jusqu’à une heure avancée de la nuit. Diego a reconstitué à Detroit l’atmosphère de la bohème de Montparnasse et c’est au cours de ces soirées que Valentiner examine les croquis de travail du peintre.

Mais Frida n’est pas dupe. Les journées se succèdent dans la solitude et une inactivité qui paralyse même ses facultés artistiques. Durant la plus grande partie de ce séjour à Detroit, elle ne peint pas, ne dessine pas. Elle est enfermée dans un cocon où seule la douleur physique la maintient encore en éveil.

Et il y a surtout ce projet complètement fou auquel elle s’est donnée. Malgré l’expérience désastreuse de Cuernavaca, Frida a décidé d’avoir un enfant. C’est cela surtout qui occupe sa vie. À l’hôpital Ford où elle est allée en consultation pour un ulcère qui la fait souffrir au pied gauche (la jambe qui a été atteinte autrefois par la poliomyélite), Frida a fait la connaissance du docteur Pratt, une relation de lady Cristina. C’est à lui qu’elle confie son angoisse. Le docteur Pratt est déjà informé du lourd passé médical de la jeune femme ; lui-même, au cours d’un bilan de santé, a pu déterminer toutes les tares physiques de Frida, les terribles séquelles de l’accident, mais aussi la malformation congénitale — le bassin trop étroit qui rend la grossesse difficile. Une analyse de sang semble aussi révéler que Frida est atteinte de syphilis. Ce tableau catastrophique est aggravé par l’indécision du médecin. Dans un premier temps le docteur Pratt conseille à Frida un avortement pendant qu’il en est encore temps (elle est enceinte de moins de trois mois). Pour Frida, qui désire tant avoir un enfant, cette perspective est tragique, mais Diego finit par la convaincre.

Fin mai, dans une lettre à son ami le docteur Eloesser, elle raconte ces moments difficiles, elle attend un conseil, un miracle : « Étant donné l’état de ma santé, j’ai pensé qu’il valait mieux avorter. Je le lui ai dit, et il m’a donné une dose de quinine et une purge radicale d’huile de castor. Le jour suivant, j’ai eu une petite hémorragie, presque rien. De toute façon, j’ai cru que j’avais avorté et je suis retournée voir le docteur Pratt. Il m’a examinée, et il m’a dit que non, il était tout à fait sûr que je n’avais pas avorté, et il a été d’avis qu’il vaudrait beaucoup mieux, au lieu de tenter une opération pour avorter, garder le bébé. » Ne sachant à qui se fier, Frida pose au docteur Eloesser la question angoissée : « Je veux que vous me donniez votre avis en toute confiance, car je ne sais pas ce que je dois faire. Naturellement, je ferai tout ce que vous jugerez bon pour ma santé, et Diego pense de même. »

Il n’est pas seulement question pour elle de sa santé, mais aussi de son indépendance, de sa vie avec Diego, de sa création. Au moment où son rêve ancien d’avoir un enfant de Diego a encore une chance de se réaliser, elle ne sait quelle décision prendre. Elle est seule devant son doute, n’a personne d’autre à qui se confier : « Je ne veux pas vous importuner davantage, écrit-elle au docteur Eloesser, vous ne savez pas, Doctorcito, comme cela me fait mal de vous ennuyer, mais je vous parle comme à mon meilleur ami, et pas seulement comme à mon docteur, et votre opinion m’aidera plus que vous ne pouvez l’imaginer. Car je ne peux compter sur personne ici. Diego est toujours très bon avec moi, mais je ne veux pas le déranger avec ces choses-là quand il est accablé de travail, et il a surtout besoin de calme et de tranquillité. Et je n’ai pas assez confiance en Jean Wight [Frida a peint son portrait à San Francisco en 1931] et en Cristina Hastings pour les consulter sur quelque chose qui a une énorme importance et qui risque de m’envoyer à la tombe[47] ! » La réponse du docteur Eloesser arrivera longtemps après que la décision aura été prise, et confirmera l’avis du docteur Pratt qu’il faut garder le bébé.

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44

Diego Rivera, My Art, my Life, op. cit., p. 187.

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45

Ibid., p. 188.

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46

L’anecdote fut contée à Hayden Herrera par Lucienne Bloch.

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47

In Hayden Herrera, op. cit., p. 148–150.