La décision finale, Frida doit la prendre toute seule, et elle choisit de faire ce qu’elle attend depuis si longtemps et qui nécessite un vrai miracle. Elle décide de garder cet enfant — qui sera un peu l’enfant que Diego lui-même a décidé de peindre au centre de l’immense fresque de l’Institut, au-dessus de la porte ouest, « ce germe, un enfant, non un embryon — enveloppé dans le bulbe d’une plante qui envoie ses racines jusqu’aux entrailles de la terre fertile[48] » et qui est le commencement de toute création humaine. Il sera l’enfant de Detroit. Frida a prévu de rentrer au Mexique dès le mois d’août afin qu’il naisse à Coyoacán, chez elle.
Un mois et demi plus tard, dans la touffeur de l’été du Michigan, Frida vit l’horreur. Lucienne Bloch, à qui Diego a confié le soin de veiller sur elle, assiste, impuissante, à la fausse couche. Dans la nuit du 4 juillet, Frida perd son enfant dans de terribles souffrances et se vide de son sang. Diego l’accompagne dans l’ambulance qui l’emmène à l’hôpital Ford, essaie de calmer ses crises de désespoir. Les jours suivants, il lui apporte des couleurs et des crayons et les dessins qu’elle fait l’aident à surmonter la tragédie. Il sait que c’est le seul moyen pour elle de survivre.
Quand elle sort de l’hôpital, Frida peint les deux tableaux qui marquent les débuts de sa peinture si personnelle, où les événements de sa vie quotidienne, ses désirs, ses peurs, ses sensations les plus intimes prennent des formes à la fois symboliques et réelles. Sur l’un, elle est étendue sur un lit d’hôpital, après une césarienne, le bébé à ses côtés. Sur l’autre, elle gît nue dans une flaque de sang, et au-dessus de son lit, comme des emblèmes de cauchemar, flottent des images obsédantes : un os pelvien brisé, un bidet avec des instruments chirurgicaux, une fleur d’orchidée, un escargot monstrueux, une oriflamme étrange et un fœtus âgé de trois mois — pour celui-ci, Frida a demandé à Diego de lui apporter un dictionnaire médical contenant des planches. Sur le montant du lit de l’hôpital est inscrite la date fatidique : juillet 1932.
À la fin de ce mois de juillet, Diego commence la réalisation des fresques sur les murs de l’Institut d’art, et Frida ne peut plus rester inactive ; elle retourne à l’hôtel, elle est impatiente de tenir son rôle, d’aider son mari à mettre au monde sa peinture. La lettre qu’elle écrit au docteur Eloesser quelque temps après son retour à la vie normale traduit bien sa disposition d’esprit, qui est de faire face au malheur et de dominer ses propres faiblesses, comme elle a déjà su le faire en 1927. « Doctorcito querido, écrit-elle, j’avais eu un tel espoir d’avoir pour moi un Dieguito qui aurait beaucoup braillé, mais maintenant tout ça est arrivé, et je ne peux rien faire d’autre que le supporter. »
Quand il parlera de cet événement dans son autobiographie, Diego dira : « la tragédie de Frida ».
Toute la vie du couple a été bouleversée par cette naissance avortée. À cause d’elle, Frida s’enfermera de plus en plus dans sa douleur, cherchant en vain des dérivatifs. Seule la peinture parviendra à la maintenir au-dessus du flot, mais au prix de son bonheur de vivre. À partir de cette date, comme le note Diego lui-même, « elle commença à travailler sur une série de chefs-d’œuvre sans précédent dans l’histoire de l’art — des peintures qui exaltaient les qualités féminines d’endurance face à la vérité, la réalité, la cruauté et la souffrance. Aucune femme n’avait su mettre tant de poésie torturée sur une toile comme Frida l’a fait à ce moment-là à Detroit[49] ».
Durant les semaines qui suivent la fausse couche, Frida peint et dessine sans arrêt. La peinture est pour elle le moyen d’échapper à l’angoisse du réel, chaque dessin, chaque tableau étant comme une lettre qu’elle adresse à ceux qui l’entourent. Ainsi l’autoportrait Entre deux mondes, qui est une mise en scène de sa propre vie, déchirée entre le Detroit industriel de Diego et l’amour qu’elle ressent pour le Mexique, ou bien ces dessins faits d’un seul trait où elle trace les hiéroglyphes du rêve, l’horreur réelle vécue dans la salle d’hôpital : la ligne des bâtiments du centre de Detroit, l’œuf fécondé, le visage de Diego flottant comme un astre, et le ciel qui pleure.Durant l’été et l’automne, Diego Rivera travaille avec une sorte de fureur sacrée à la naissance des fresques. Il se hâte, pour profiter de la lumière du soleil qui commence déjà à décliner. Le travail collectif est celui d’un véritable orchestre que dirige le peintre, à la manière des ateliers de la Renaissance italienne. Edsel Ford, qui assiste aux préparatifs, puis à la réalisation, est impressionné par le professionnalisme de Rivera et par la technique de la fresque. Les échafaudages montés dans la cour de l’Institut sont occupés la nuit par les ouvriers plâtriers qui couvrent les murs à partir de minuit — afin qu’au petit matin les assistants — Clifford, Lucienne Bloch — puissent tracer au stencil les contours de la composition et appliquer les premières couleurs. Au lever du jour, Diego monte à son tour sur les échafaudages et réalise le dessin définitif, les ombres, les nuances de couleur sur le plâtre encore humide. Il travaille seul tout le jour, parfois jusqu’à la nuit, sans repos, ses pinceaux montés sur de longues tiges de bois.
Le résultat est prodigieux. Jour après jour prennent naissance les images puissantes qui transforment les murs de l’Institut d’art en un hymne à la création humaine. Chaque caisson, chaque espace du vieux palais néo-classique est occupé par une forme qui se relie à l’histoire générale de la civilisation moderne. À la porte ouest, qui donne sur l’escalier intérieur, où apparaît l’enfant germe de l’histoire humaine, au milieu des déesses-femmes de l’agriculture, répond la porte de l’est, entourée par les images brutales des tuyères et des mécanismes du monde ouvrier. Les peintures murales des murs nord et sud sont d’immenses tableaux où le regard se perd, qui racontent la prodigieuse histoire de l’ère industrielle : ondulation des rivières, des strates géologiques, des courants électriques qui unissent toutes les étapes de l’humanité, mains géantes qui arrachent au monde réel les métaux durs pour la fabrication de l’acier rapide (tungstène, nickel, molybdène), et la bouche dévorante des hauts fourneaux semblables à un volcan. Les races humaines symbolisées par les matières élémentaires — chaux, sable, charbon, cuivre et les différents niveaux de recherche industrielle, médicale, militaire — se heurtent et s’harmonisent sur les murs dont la partie supérieure est occupée par les effigies éternelles de l’être humain, à la fois hommes et femmes, et par les mains crispées des travailleurs — ces mains peintes par Michel-Ange, prêtes à la vengeance, ou divines comme le doigt tendu du Créateur.