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Chaque détail de ces peintures est à lui seul un tableau, et l’ensemble ouvre sur une profondeur vertigineuse, telle une fenêtre sur l’immensité de l’histoire passée et future. Jamais Diego Rivera n’a accompli un travail mural plus puissant, plus ambitieux. Utilisant toutes les techniques de la peinture, du classicisme jusqu’aux illusions de perspective du cubisme et à l’expressionnisme — décalquant parfois littéralement la violence du réel avec une exactitude photographique —, Diego Rivera réussit à faire tenir dans l’espace réduit de la cour de l’Institut d’art l’extraordinaire fourmillement de cette épopée humaine tendue vers la réalisation, détournée de la mort, séquence ininterrompue de souffrances et de jouissances, de démons et de voluptueux anges créateurs. Jamais non plus il n’a mis autant de lui-même, transcendant à la fois sa ferveur révolutionnaire, en l’inscrivant dans ce cadre limité, au cœur même de la zone la plus chaotique du monde, et sa propre souffrance dans laquelle, uni à Frida, il met véritablement au monde le seul enfant qu’ils puissent avoir ensemble.

Diego Rivera et Frida Kahlo quittent Detroit une semaine avant l’inauguration des fresques. Les premières réactions des journalistes — écho naturel de la bonne société de Detroit — leur ont laissé présager l’orage. Critiques violentes des bigots, mobilisés par le révérend Ralph Higgins et le jésuite Eugene Paulus, offensés par certains détails de ses peintures — la scène de vaccination d’un enfant, présentée comme une parodie de Nativité dans laquelle le bœuf et l’âne sont les pourvoyeurs de sérum —, levée de boucliers des organisations féminines — l’école de jeunes filles de Marygrove et les clubs catholiques — contre les peintures de femmes nues, « insulte directe à la féminité américaine[50] », et surtout le climat général de ces peintures, hymnes à la révolution ouvrière, qui évoquait, par les symboles des poings fermés et des étoiles rouges, le cauchemar de l’Internationale communiste.

Quand le scandale éclate, Diego et Frida sont déjà à New York où le peintre a été sollicité pour décorer la grande salle de Radio City, le futur Centre Rockefeller. En quittant Detroit, Diego a laissé un message à la fois attristé et orgueilleux à tous ceux qui condamnent sa peinture : « Si l’on détruit mes fresques de Detroit, j’en ressentirai une douleur profonde, parce que j’ai mis en elles une année de ma vie et le meilleur de mon talent. Mais, demain, je serai occupé à en créer d’autres, car je ne suis pas simplement un “artiste”, mais plutôt un homme qui réalise sa fonction biologique de produire des peintures, comme un arbre produit des fleurs et des fruits et ne se plaint pas de perdre ce qu’il a fait chaque année, puisqu’il sait qu’à la prochaine saison il recommencera à fleurir et à porter des fruits[51]. »

UNE BATAILLE À NEW YORK

Au début du mois de mars 1933, Diego et Frida débarquent en gare de New York, accueillis par les bourrasques de l’hiver et fuyant l’autre bourrasque qui souffle sur la cour intérieure de l’Institut d’art de Detroit. Emmitouflée de fourrures, Frida a quitté sans regret la ville industrielle à laquelle sont rattachés tant de mauvais souvenirs. Mais son bref séjour à Mexico, où elle est allée assister à la mort de sa mère, et l’atmosphère tragique qui régnait à la maison de Coyoacán ne sont pas non plus des souvenirs agréables. Et puis, il y a l’impatience qui chaque fois s’empare de Diego à la veille d’accomplir une nouvelle tâche.

Alors qu’il était en train de préparer les fresques de l’Institut d’art, Diego avait reçu par l’entremise de Mrs. Paine une offre qui l’avait enthousiasmé : participer à la décoration de Radio City, le nouveau centre culturel et artistique que John Rockefeller Jr. était en train de faire construire au cœur de New York. Une première demande, adressée conjointement à Matisse, Picasso et Rivera, a été refusée par les deux premiers et acceptée par Diego à condition qu’il n’ait pas à présenter de dossier d’admission — « pas de compétition », a-t-il écrit à l’architecte du Centre, Raymond Hood. Nelson Rockefeller, le fils de John Jr., avait acheté plusieurs tableaux du peintre mexicain, et son épouse Abby, une femme brillante, sensible et raffinée, était l’une des ferventes admiratrices de Rivera. (Elle lui a même commandé le portrait de sa fille Babs, alors âgée de treize ans.) Grâce à Nelson et Abby — en dépit de la mauvaise grâce de Raymond Hood qui voulait imposer à Diego Rivera des peintures sur toile en noir et blanc — à quoi Diego répondit qu’on risquait de donner au Centre le surnom de « palais des Fossoyeurs » ! — , Rivera fut chargé de la plus grande partie du chantier : la décoration de la grande salle des ascenseurs, dans le hall d’entrée ; plus de mille pieds carrés (environ cent mètres carrés) pour un devis forfaitaire de vingt et un mille dollars.

Ce chantier formidable, dans un lieu aussi prestigieux, au cœur de la plus grande ville du monde, était pour Diego la chance de sa vie. Il n’avait pas encore terminé les fresques de Detroit, et déjà il élaborait les plans pour les peintures de New York. La commission chargée de choisir les œuvres qui allaient accompagner la construction du Centre avait imposé un thème quelque peu pompeux, mais qui avait tout de suite parlé à l’imagination du peintre :

« L’Homme, à la Croisée des Chemins, envisage avec espoir et dans une vision élevée un Avenir Nouveau et Meilleur ». Pour Diego, en tout cas, c’était le commencement d’une nouvelle aventure, sans doute la plus grande confrontation avec le public dont il eût jamais rêvé.

Après la création des fresques de Detroit, le projet du Centre Rockefeller recelait pourtant quelque chose d’ambigu qui aurait pu faire réfléchir le peintre révolutionnaire que se voulait Diego Rivera. À Detroit, malgré la présence du patriarche Henry Ford, l’homme le plus riche du monde, et les conditions de vie difficiles des ouvriers de l’usine, il y avait la force réelle des machines, une puissance créatrice tangible sous la forme des immenses parcs automobiles, des laboratoires, des wagons livrant la matière première aux hauts fourneaux, tout un univers à la fois réaliste et fantastique, où se mêlaient le passé le plus lointain et l’avenir de l’homme, et dont Diego avait su exprimer la poésie, d’une façon presque romantique. La force révolutionnaire du peintre n’avait pas eu besoin de symboles ni d’idées : les seules vues de la réalité, des machines-outils et des hommes suffisaient à parler — et ce qu’elles disaient avaient en effet suffi à choquer les réactionnaires de Detroit.

Mais à New York, il n’en allait pas de même. Le Centre Rockefeller (appelé encore Radio City, parce qu’il devait abriter les chaînes de radio dont la prestigieuse Radio Corporation Association) était un projet terriblement ambitieux qui se réalisait au cœur même de la crise économique, alors que les rues de New York étaient pleines de miséreux et de sans-abri, et que les queues s’allongeaient devant les soupes populaires. Conçu primitivement pour loger le Metropolitan Opera, au lendemain de l’effondrement de 1929 il avait bien fallu, alors que le projet avait été abandonné, trouver une utilisation à cet immense terrain au centre de Manhattan. Le coût de la construction s’élevait à cent vingt millions de dollars, et la seule location du sol à trois millions trois cent mille dollars annuels. John Rockefeller Jr. réussit à se tirer d’affaire en sous-louant une partie du sol à des compagnies privées. L’ensemble prévu formait le plus grand complexe capitaliste du monde, symbole même de la puissance de l’argent. Il fallait à Diego Rivera beaucoup de courage ou beaucoup d’inconscience pour se lancer à l’assaut de cette forteresse coffre-fort.

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50

Diego Rivera, Detroit dinámico, in Alicia Azuela, Diego Rivera en Detroit, UNAM, Mexico, 1985, doc. 10.

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51

Diego Rivera, Detroit dinámico, in Alicia Azuela, op. cit., doc. 10.