Le nom des Rockefeller n’était pas non plus un nom comme les autres. Si Diego pouvait raconter qu’il avait vu, lors de son voyage en Union soviétique, dans l’intérieur d’un ouvrier, accrochés au mur côte à côte, les portraits de Lénine, de Staline et de Henry Ford, il ne pouvait guère ressentir d’admiration pour le milliardaire John Rockefeller, cet homme d’argent dur avec les autres comme avec lui-même, qui n’avait vécu que pour le profit et avait construit méthodiquement, avec une obstination de fourmi, un immense empire d’affaires. Du reste, c’est son portrait que Diego avait peint sur les murs du patio des Fêtes du ministère de l’Éducation à Mexico, pour symboliser la cupidité et l’immoralité du capitalisme.
Dans la mémoire de tous les hommes de progrès, le nom de Rockefeller et celui de la Standard Oil restaient associés au « massacre de Ludlow », quand, le 20 avril 1914, la milice de la Fuel & lron Company de l’État du Colorado avait ouvert le feu sur les ouvriers grévistes, en tuant quarante et causant la mort par brûlure de deux femmes et de leurs enfants réfugiés dans les bâtiments de la mine. L’insurrection généralisée qui avait suivi le massacre avait failli dégénérer en révolution, et le président Woodrow Wilson avait dû envoyer la troupe pour rétablir l’ordre. L’homme qui avait eu à résoudre les graves événements de Ludlow était John Rockefeller Jr., le père de Nelson, celui-là même qui avait conçu le projet du Centre Rockefeller — et c’était lui qui était devenu, pour les intellectuels de gauche, le symbole de la droite la plus haïssable.
Pourtant, en dépit des réticences de Frida, Diego passa outre et accepta le chantier. Pour lui, sa participation au Centre avait deux justifications qu’il mettait au-dessus de tout conformisme politique. Le Centre était une gigantesque architecture commune à tous les New-Yorkais. Dans l’idée de Diego, les soixante-quinze mille ouvriers employés à la construction étaient propriétaires de cette œuvre colossale, à la mesure de la force du prolétariat américain. En outre, en offrant à Diego les murs du hall, les Rockefeller lui donnaient l’occasion d’écrire une page de l’histoire universelle qui durerait bien au-delà des contradictions et des injustices, comme les monuments égyptiens ou toltèques avaient survécu aux tyrannies qui les avaient élevés.
Le plan de travail qu’il communiqua à l’architecte Hood et à Nelson Rockefeller était dépourvu d’ambiguïtés : il entendait, à travers le thème proposé, mettre en évidence le pouvoir nouveau des travailleurs et la force irrésistible du progrès. Malgré son caractère révolutionnaire, ce projet reçut l’aval de l’architecte et celui de Nelson Rockefeller. La tempête déclenchée par les fresques de Detroit n’avait nui en aucune façon à la réputation de Diego, qui fut reçu avec beaucoup de chaleur par les New-Yorkais.
Le couple s’installe de nouveau à l’hôtel Barbizon-Plaza, dans le même appartement qu’à sa première arrivée à New York. Après les semaines de voyage et l’atmosphère lugubre de Coyoacán, Frida est bien décidée à s’amuser. Avec son amie Lucienne Bloch, elle se livre à toutes sortes de plaisanteries, dont les victimes sont les femmes du beau monde, ces old biddies (ces vieilles chèvres). Les photos prises par Lucienne dans la chambre de l’hôtel Barbizon montrent une Frida qui a recouvré quelque chose de l’expression moqueuse du temps des Cachuchas : le sourire narquois, l’œil provocateur, déguisée en Chinoise, la tête coiffée d’un abat-jour.
Les journalistes qui entourent le peintre sont aussi sa proie favorite. À l’un d’eux qui l’interroge sur les passe-temps de Diego, elle répond simplement : « Faire l’amour[52]. » Déjà, à Detroit, avant son départ pour New York, elle avait fait une déclaration fracassante dans laquelle elle affirmait qu’elle-même était un peintre bien plus important que Rivera. Avec Lucienne Bloch et Cristina Hastings, elle parcourt longuement Chinatown, achète des bibelots, se déguise avec les robes chics et les grands chapeaux de la mode 1930 pour marcher sur la Cinquième Avenue. En fait, sous son apparente gaieté, elle cache une détresse profonde, une mélancolie grandissante qui empoisonnent son existence depuis la perte de son enfant, à l’hôpital de Detroit, et la mort de sa mère.
Elle peint aussi, maintenant, avec le même acharnement que Diego met à couvrir les murs du hall de Radio City. Elle achève plusieurs de ses tableaux les plus inquiétants : la représentation de sa naissance, exorcisme de la mort de sa mère et de la perte de son propre enfant, et l’étrange collage de la robe indienne vide flottant devant le paysage new-yorkais — Allá cuelga mi vestido (Ma robe est suspendue là-bas) —, où les objets les plus laids et les plus vils de la réalité américaine sont exposés, poubelle débordante, cheminées empoisonnant l’air, et ce siège de w.-c. trop blanc posé sur une colonne. Dans ce tableau, le poète Salvador Novo verra l’emblème même de l’indianité de Frida, comme un défi au monde industriel : « La chemise de la Tehuana mise à sécher a pissé sur toute la rivière Hudson. »
C’est à New York qu’elle peint l’un de ses autoportraits les plus accomplis, où elle apparaît dans toute son extraordinaire beauté dans un halo de lumière dorée, portant sur son masque impassible les signes secrets de sa solitude, l’ombre qui creuse le regard, cette petite lueur dans les prunelles très noires, et autour de son cou le lourd collier de perles de terre cuite qui l’unit aux temps des anciens sacrifices de l’Amérique indienne.
Diego s’est mis au travail avec une sorte de fureur qu’il n’a jamais encore éprouvée. Le défi que lui a lancé la Commission directrice du Centre Rockefeller est bien à la mesure de l’Amérique, où se trouvent les plus grands chantiers du monde. Entre mars et mai, Rivera ne dispose que de deux mois pour peindre les fresques du hall de Radio City. La date du Premier Mai, choisie pour l’inauguration, a valeur de symbole pour le peintre, qui veut unir les États-Unis à la grande Révolution russe. Le salaire élevé que lui a offert le Centre Rockefeller lui permet d’engager une équipe importante qui prépare les murs, trace les contours, l’aide à brûler les étapes. (En plus de Lucienne Bloch, il a pour assistants le peintre Dimitroff, de l’Institut d’art de Detroit, Ben Shahn, Lou Bloch, et le Japonais Hideo Noda.) Encadré par les peintures médiocres de Brangwyn et de Sert, le gigantesque triptyque éclate dans l’expression de toute l’aventure humaine depuis la chute des dieux et la naissance de la science, jusqu’à l’abolition de la tyrannie et la prise du pouvoir par le peuple.
Au centre du panneau principal, un ouvrier aux commandes d’une machine est à l’intersection de deux ellipses qui évoquent les deux infinis, le macrocosme et le microcosme. De chaque côté des machines, les hommes et les femmes sont saisis dans leurs mouvements de lutte pour la libération. La fresque dégage une impression de violence et de puissance sombre où vibrent les taches rouges de la Révolution.
Au fur et à mesure que le projet se développe, se révèlent les véritables intentions de Diego Rivera — la raison de sa fureur impatiente, de sa puissance de travail. Un journaliste du World Telegram déclenche le premier tir de barrage en titrant, à la suite d’une visite au chantier : « RIVERA PEINT DES SCÈNES D’ACTIVISME COMMUNISTE ! » La description qu’il fait des fresques soulève la curiosité, puis la colère des premiers visiteurs. La peinture est encore inachevée, et déjà la tempête souffle sur le Centre Rockefeller. Nelson Rockefeller lui-même est choqué par la violence des allégories du peintre qui montre le capitalisme sous l’aspect de la tyrannie, de la répression policière, de « requins de finance dégénérés et de filles de joie atteintes de syphilis tertiaire[53] ». Ce qui lui semble inacceptable, c’est le visage de Lénine, que Diego Rivera, au dernier instant, a substitué à celui de l’ouvrier anonyme qui unit dans une étreinte fraternelle les mains d’un Noir américain, d’un paysan d’Amérique latine et d’un soldat russe, « les alliés du futur[54] », ainsi que l’explique Diego lui-même. Tout comme la scène parodique de la Nativité avait été à l’origine de la tempête de Detroit, le visage de Lénine est la cause principale du scandale au Rockefeller Center, mais, cette fois, Diego Rivera est pris de court, et ne peut s’y soustraire.