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Nelson Rockefeller écrit le 4 mai au peintre pour lui demander d’effacer le visage « qui pourrait aisément offenser une grande quantité de gens », et lui propose de lui substituer « un visage anonyme ». Placé devant ce qu’il ressent comme un ultimatum, le peintre consulte ses assistants et ses amis : « L’artiste n’a-t-il pas le droit d’utiliser les modèles qu’il désire pour ses peintures ? » Bertram Wolfe, qui a appartenu au Parti communiste, comme Rivera (il a même été « agit prop » du Parti communiste américain dans les années 1925), conseille au peintre la prudence et lui suggère de remplacer le visage de Lénine par celui d’Abraham Lincoln, afin de « sauver le reste de la peinture ». Mais l’entourage de Diego fait pression sur lui pour qu’il ne cède pas.

Il est possible que Frida ait joué un rôle déterminant dans ce choix. Par amour pour Diego, elle l’a suivi dans sa séparation d’avec le Parti communiste, mais elle est restée fidèle à l’idéal révolutionnaire et n’a jamais vraiment accepté la compromission que supposait cette collaboration avec la famille Rockefeller. L’antipathie profonde que lui inspire la société nord-américaine, et son orgueilleuse réaction de refus ont certainement influencé Diego Rivera qui a une confiance absolue dans les décisions que prend sa femme. N’a-t-il pas affirmé à Anita Brenner, qui l’interviewait pour le New York Times à son arrivée à New York, que « sa femme et Marx l’ont guéri de l’imaginaire flamboyant et gratuit de sa période baroque » ? Toujours est-il qu’il adresse deux jours plus tard à Nelson une lettre qui riposte à la tentative de conciliation par un radicalisme intransigeant : « Je suis sûr, dit-il, que les gens capables d’être offensés par le portrait d’un grand homme disparu, seraient également offensés, étant donné leur mentalité, par l’entière conception de ma peinture. C’est pourquoi, plutôt que de la mutiler, je préférerais encore la complète destruction physique de cette conception, afin d’en préserver au moins l’intégrité morale[55]. »

La décision est coûteuse pour Diego Rivera, et il sait, au moment où il envoie cette réponse, que l’affrontement est inévitable. Mais son geste — il sacrifie en quelque sorte sa peinture à son idéal politique — est aussi un acte d’amour envers Frida. En elle il voit l’incarnation même de l’héroïsme mexicain, l’esprit de Juárez et de Zapata opposé à la formidable puissance du capitalisme nord-américain. Au surplus, en refusant de céder à la pression de Rockefeller, Diego Rivera n’a jamais été plus logique avec lui-même, avec le sens qu’il entend donner à la peinture murale, expression d’une prise de possession de l’art par le peuple. Cette peinture qu’il avait définie dès 1925 : « Quelque chose qui appartient au peuple à qui elle est destinée[56]. »

Pressentant l’issue du conflit, Rivera — malgré l’interdiction de Rockefeller, qui a recours à la milice armée pour interdire l’accès du Centre — fait prendre des photos de la fresque (Lucienne Bloch passe son appareil caché sous ses vêtements). Frida et Diego sont ensemble sur les échafaudages lors de l’assaut final du 9 mai. Sous la direction du « grand plénipotentiaire capitaliste », Mr. Robertson, les gardes font sortir de force le peintre et ses assistants, et recouvrent la fresque d’un cache fait de toiles tendues sur cadres. L’entrée du hall est fermée par une lourde bâche, et la police montée empêche les rassemblements autour du Centre, comme si, ironise Diego, « toute la cité, avec ses banques et ses agents de change, ses immeubles et ses résidences de millionnaires, allait être détruite par la seule présence d’une image de Vladimir Ilitch[57] ».

L’espace d’un instant, Diego Rivera espère mobiliser l’opinion en faveur de son art. Il multiplie les déclarations et reçoit le soutien d’artistes du monde entier. Sur les ondes d’une radio de New York, il pose la grande question : « Prenons, par exemple, le cas d’un millionnaire américain qui achèterait la chapelle Sixtine, où se trouve l’œuvre de Michel-Ange… Aurait-il le droit de détruire la chapelle Sixtine ? » Et il affirme cet autre droit, réellement reconnu au Mexique, qui est synonyme de démocratie : « Nous devons tous reconnaître que, dans la création humaine, quelque chose appartient à l’humanité dans son ensemble, et qu’aucun individu n’a le droit, sous prétexte qu’il en est propriétaire, de la détruire ou de la garder pour son seul plaisir[58]… »

Malgré l’échec, Diego ne reste pas inactif. Il utilise l’argent versé par la Fondation Rockefeller pour peindre une copie des fresques de Radio City dans les locaux de la New Workers School, dont son ami Bertram Wolfe est le directeur. Ainsi est-il sûr qu’il restera quelque chose de son message révolutionnaire au cœur de la ville la plus capitaliste du monde. Frida l’accompagne partout, sur le chantier et dans les manifestations publiques. À l’université de Columbia, elle est avec Diego sur le podium pour soutenir la cause d’un communiste. Elle est assise « très raide », « pareille à une princesse aztèque[59] », tandis que le peintre exhorte les étudiants à se rebeller :

« On a dit que la révolution n’a pas besoin de l’art, mais que c’est l’art qui a besoin de la révolution. Cela n’est pas vrai. La révolution a besoin de l’art révolutionnaire. L’art n’est pas pour un révolutionnaire ce qu’il est pour un romantique. Il n’est pas un stimulant ni un excitant. Il n’est pas une liqueur enivrante. Il est un aliment pour nourrir le système nerveux. Il est un aliment pour la lutte. Il est un aliment comme le blé[60]. »

Mais la révolution rêvée par Diego Rivera n’aura pas lieu. L’Amérique referme ses portes. Six mois après l’intervention des gardes armés dans le hall de Radio City, Nelson Rockefeller donne des ordres pour que les fresques soient détruites à la sauvette. Seule, la presse mexicaine s’indigne, et l’Universal titre : « L’Art assassiné ». Pourtant, malgré cette destruction, Rivera sort d’une certaine manière grandi de l’épreuve, car l’allégorie révolutionnaire quitte ainsi le domaine de l’abstraction : en disparaissant, les peintures du hall de RCA entrent véritablement dans la réalité. Comme le dit le peintre lui-même dans son Portrait de l’Amérique, « des dizaines de millions de personnes furent informées que l’homme le plus riche de la nation avait ordonné que soit oblitéré le portrait d’un homme nommé Vladimir Ilitch Lénine, parce qu’un peintre l’avait représenté sur une fresque comme le leader guidant les masses opprimées vers un nouvel ordre social fondé sur la suppression des classes, l’organisation de la société, l’amour et la paix entre les hommes, au lieu de la guerre, du chômage, de la famine, et de la dégénérescence du désordre capitaliste[61]. »

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55

Bertram Wolfe, The Fabulous Life of Diego Rivera, New York, 1963, p. 326.

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56

Diego Rivera, in El Arquitecto, série II, Mexico, septembre 1925.

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57

Diego Rivera, Portrait of America, op. cit., p. 27.

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58

Diego Rivera, My Art, my Life, op. cit., p. 210.

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59

Hayden Herrera, op. cit., p. 168.

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60

« El arte y el trabajador », Workers Age. New York, 15 juin 1933.

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61

Diego Rivera, Portrait of America, op. cit., p. 27.