Assez étrangement, la « bataille du Centre Rockefeller », au lieu de renforcer l’amour entre Diego et Frida, marque le commencement de leur rupture. Au cours des mois qui suivent l’exaltation de la création des fresques de Radio City et la crise brûlante qui oppose Diego Rivera au pouvoir de la famille Rockefeller, le peintre traverse une période de dépression. Ce qu’il réalise, au fond, c’est ce que Frida a ressenti dès le début, la très grande solitude qui est la sienne à New York. Ses amis — Bertram Wolfe, Lucienne Bloch, Sanchez Flores, Arthur Niedendorff — sont peu nombreux et impuissants. Le soutien de la presse mexicaine, dans les articles vengeurs de José Juan Tablada, et les articles d’Anita Brenner dans le New York Times ne suffisent pas à restaurer sa confiance.
Frida connaît aussi les moments les plus sombres de son séjour à New York. La chaleur de l’été l’incommode et son pied droit, malmené par l’accident et les opérations, l’empêche de se déplacer. Tandis que Diego est occupé à réaliser les vingt et une fresques mobiles destinées à la New Workers School, elle se morfond dans l’appartement qu’ils ont loué sur la 13e Rue, près du nouveau chantier. Diego y reçoit tous les soirs et flirte avec les jeunes femmes qui lui servent de modèles, ou qui prétendent lui apprendre l’anglais. Il ne cache pas son attirance pour une jeune artiste peintre qui habite le même immeuble et lui rend visite sur le chantier : Louise Nevelson, née à Kiev en 1899, de son nom de jeune fille Berliawska, Juive émigrée avec sa famille. Elle est divorcée et libre, et Frida en est tout de suite jalouse. Avec son amie Marjorie Eaton, Louise devient l’assistante de Rivera. Du peintre, qu’elle décrit avec sympathie, et de Frida, elle dit la générosité illimitée. Plus tard, dans Dawns and Dusks, son livre de souvenirs, elle racontera la vie à New York, cette vie brillante, où chaque jour était une fête, où il y avait « de la grandeur ». De Frida, elle fait ce rapide portrait : « Elle savait ce qu’elle voulait dans la vie, et c’est cette vie-là qu’elle vivait. »
L’ogre de Mexico et de Montparnasse, grand dévoreur de femmes et grand affabulateur, est de nouveau en exercice. Et Frida n’en ressent que davantage sa solitude, l’enfermement dans sa propre douleur. Comme elle sait si bien le faire, elle brave l’épreuve, en alternant les moments de repli sur soi et la poudre d’or du charme et de la séduction. Elle dessine sa solitude, l’emprisonnement dans la grande ville : la vue de sa fenêtre, les gratte-ciel, les rues quadrillées comme un labyrinthe. Elle peint sa nostalgie, l’échec de sa vie affective et la haine qu’elle ressent d’elle-même sur un panneau de plâtre où elle s’exerce à l’art de la fresque. Autour de son visage, elle écrit UGLY, FEA, puis elle le brise en le jetant à terre. C’est ce masque brisé, cette image pareille à un morceau détaché de ruines, qui parle le mieux de Frida et de Diego.
À son amie Isabel Campos, elle écrit sa détresse dans sa chambre de l’hôtel Breevort, son désir de Mexique : « 16 novembre 1933 (New York). Chabela linda, voilà un an que je n’ai reçu une seule parole de toi, ni rien des autres. Tu peux imaginer quelle année ç’a été pour moi ici, mais je ne veux pas en parler, parce que je ne peux rien avoir, et rien au monde ne pourra me consoler […]
« Moi, ici, à Gringolandia, je passe ma vie à rêver de retourner au Mexique, mais pour le travail de Diego il est absolument nécessaire que nous restions. New York est très beau, et je me plais beaucoup plus qu’à Detroit, mais bien sûr Mexico me manque […]. Hier, il a neigé ici pour la première fois, et très vite il va faire un froid à t’emporter la… chose des filles, mais il n’y a rien d’autre à faire que mettre des caleçons de laine et supporter la neige […]. Moi, quand j’arrive, il faut que tu me fasses un festin de quesadillas de fleurs de courgette avec mon pulque, et rien que d’y penser j’en ai l’eau à la bouche[62]. »
Lui manquent surtout la chaleur humaine, l’humour noir des Mexicains, leur sensibilité jusque dans la méchanceté, leur façon de rire jusque dans le meurtre. Ce qu’elle méprise chez les Yankees, c’est avant tout leur morgue, leur orgueil, leur froideur protestante. Quelques années plus tard, elle dira sans ambages à son confident habituel, le docteur Leo Eloesser : « Je n’aime pas les gringos, avec toutes leurs qualités et tous leurs défauts, qui sont nombreux, leur façon d’être, leur puritanisme dégoûtant […]. Cela m’irrite que la chose la plus importante à Gringolandia soit d’avoir de l’ambition, de réussir à devenir “quelqu’un”, et franchement, je n’ai pas la plus petite ambition d’être quelqu’un, je méprise leur orgueil, et être le gran caca ne m’intéresse pas le moins du monde[63]. »
À la nostalgie se mêle l’amertume de la solitude. Diego Rivera repousse sans cesse le moment de retourner au Mexique, d’y retrouver les rivalités, les mesquineries, les difficultés matérielles. Avec les panneaux de Portrait de l’Amérique qu’il peint pour la New Workers School, il est allé jusqu’au bout de son engagement politique, il est devenu véritablement le peintre révolutionnaire inscrivant ses visions de l’avenir : la menace fasciste, l’espoir de la révolution universelle. Il n’a jamais été si proche du trotskisme.
Au Mexique règnent l’incertitude politique et l’éphémère pouvoir du général Abelardo Rodríguez, dans l’attente des élections et de l’avènement du général Cárdenas. La mort du chef de l’insurrection salvadorienne, César Augusto Sandino, assassiné après Mella par les forces réactionnaires à la solde des États-Unis, a persuadé Rivera que la révolution ne peut venir des pays latins, trop ruraux, et trop près d’un mode de vie médiéval. Seule la masse des ouvriers du nord du continent est capable de bouger et de faire plier les nouveaux Césars.
Pourtant, il cède devant la détresse de Frida. À court d’argent — Louise Nevelson raconte qu’ils n’avaient même plus de quoi payer leurs billets de retour ; leurs amis se cotisèrent pour les leur acheter et les accompagnèrent jusqu’au bateau pour être sûrs qu’ils ne donneraient pas les billets à quelqu’un —, il s’embarque avec elle le 20 décembre 1933, sur L’Orient, à destination de La Havane et de Veracruz. Il ne leur reste alors plus rien de l’argent versé par la Fondation Rockefeller, et la plupart de leurs illusions ont été consumées durant cette année d’exil à New York.
SOUVENIR D’UNE BLESSURE OUVERTE
Pour Diego, le retour à la terre natale n’a rien à voir avec son arrivée à Veracruz, douze ans plus tôt, après son expérience de l’Europe. Durant tous ces mois passés à New York, les rancœurs et les désillusions se sont accumulées. Une nouvelle fausse couche et le curetage effectué par le docteur Zollinger ont encore affaibli la résistance physique de Frida. Elle entre dans une période où la maladie est un refuge, un compartiment mental. À son vieil ami Alejandro Gómez Arias, qui malgré la rupture est resté son conseiller, son confident, elle écrit : « Ma tête est pleine d’arachnides microscopiques et d’une grande quantité de bestioles minuscules[64]. »
Diego Rivera a repris ses travaux démesurés, les fresques sans fin du Palais National où il trace les grandes étapes de la civilisation indienne du Mexique, la Gran Tenochtitlán des Aztèques, les royaumes tarasque, zapotèque, olmèque, maya. Le souvenir de la fresque perdue du Centre Rockefeller ne le quitte pas, et quand il est sollicité, avec Orozco, pour peindre un panneau dans le palais des Beaux-Arts, il choisit d’y reconstituer « la peinture assassinée » en y ajoutant, en guise de vengeance, un portrait de John Rockefeller Jr. figurant dans la scène du night-club non loin des prostituées et des « germes des maladies vénériennes[65] ».