Frida, elle, perd pied dans ce Mexique qu’elle avait tant attendu, tant espéré. Elle retrouve tout à coup ses vieux démons : la solitude, la douleur, l’impression d’une fatalité qui plane sur la maison Kahlo et que la mort de sa mère a rendue encore plus perceptible. Et puis il y a la trahison de Cristina.
Commencée peut-être alors que Frida est de nouveau malade, alitée à la suite de sa fausse couche, la liaison de Diego avec la jeune sœur de Frida (elle a juste un an de moins qu’elle) a quelque chose de monstrueux et d’insupportable. Cristina, beaucoup plus que Matita, Adriana ou Isolda, est pour Frida un double d’elle-même : celle qu’elle a le plus aimée et le plus haïe dans son enfance, avec qui elle a le plus partagé ; celle qu’elle attendit en vain à l’hôpital de la Croix-Rouge, après son accident, celle à qui elle n’a cessé d’écrire durant son exil aux États-Unis. Cristina, qu’elle a peinte en 1928, dans un des premiers tableaux qu’elle ait montrés à Diego quand elle a osé l’aborder. Une fille moderne, aux traits fins, plus claire de peau que Frida, et que Diego a représentée avec le même regard pâle que son père sur une des fresques du Monde d’aujourd’hui et de demain (sur le mur sud du Palais National), distribuant au côté de Frida des brochures de propagande communiste.
Cristina, qui vit séparée de son mari avec ses deux enfants, installée avec son père dans la maison de Coyoacán, représente alors pour Frida tout ce qui reste de sa famille dont les membres se sont dispersés. En réalité, Cristina a peu de chose en commun avec Frida — une longue rancune, sans doute, qui date du temps de son enfance, quand Frida l’éblouissait par son intelligence, ses audaces, sa vie amoureuse, et cette envie qui l’a maintenant poussée à se laisser séduire par celui-là même dont elle s’était moquée autrefois, quand il était question du mariage de « l’éléphant avec la colombe ». Cristina dont les enfants sont devenus un peu les enfants de Frida, eux qui mettent de la vie dans la maison solitaire de Coyoacán. Pour Frida, elle était la seule avec qui Diego ne devait pas la trahir, la seule qui devait rester son alliée.
La révélation de la trahison, par l’aveu que Cristina elle-même dut lui en faire au cours de l’été 1934, fut comme l’entrée dans un cauchemar. Avec son père qui devenait amnésique et l’impossibilité irréversible d’avoir jamais un enfant, Frida a désormais tout perdu d’un coup. Elle n’est pas de nature à supporter le mensonge. Elle décide de briser le masque et se précipite dans sa propre solitude en quittant Diego. Comme il n’est pas question de revoir Cristina, elle s’installe dans un appartement de l’avenue Insurgentes et tente de survivre — elle attend un geste de Diego, une parole, pour revenir vers lui, et l’orgueil l’empêche de faire le premier pas pour sortir de son malheur.
La rupture amoureuse entre Diego et Frida est beaucoup plus qu’un épisode de leur vie conjugale. C’est une rupture des masques. Aux États-Unis, Frida a vécu auprès de Diego une sorte de parenthèse étourdissante et aveuglante. Cette société anglo-saxonne qu’elle a tellement détestée, à Detroit ou à New York, lui a en quelque sorte servi de rempart contre la réalité mexicaine. Un rempart de clinquant, de décor, tandis que Diego jouait le rôle du libertador et elle, celui de la princesse aztèque. Mais loin de tout folklore, de toute naïveté exotique, la réalité mexicaine n’avait pas cessé pour autant d’exister. Cette réalité, ce n’étaient pas les soirées où on se déguise pour danser la sandunga, ni l’angélisme hiératique des portraits d’une indianité rêvée, miroirs de luxe que tous les grands photographes ont tendus vers elle, d’Imogen Cunningham à Edward Western, de Nickolas Muray à Lola et Manuel Alvárez Bravo. La réalité, c’est ce qui est là-bas, de l’autre côté de la frontière, quand on franchit les rives poussiéreuses du Rio Grande. Toutes ces douleurs qui brûlent la mémoire, et ces blessures réelles, ces regards des mendiants et des enfants effrayés, et l’or qui rutile au fond des maisons des riches comme autour des tabernacles, les soldats-vagabonds de la révolution la plus bafouée de l’histoire des hommes, et la lente cruauté de chaque jour, les femmes ployées sous les fardeaux, leurs mains durcies, leurs regards lavés par la vie sans espoir, sans paroles, comme des bijoux usés par un temps immémorial.
C’est pourquoi elle tient tant à revenir, Frida, pour retrouver tout cela, qui est son appartenance, même si elle sait que Diego ne sera pas différent des autres hommes.
Dire la trahison de Diego, qui trompe Frida avec sa propre sœur, c’est dire la fatalité de la souffrance féminine dans l’histoire mexicaine de ce temps-là. Diego ne fait que reconstruire autour de lui le drame familial qu’il a connu dans son enfance. Doña Maria, sa mère, souffrit toute sa vie des incartades amoureuses de son mari, qui pratiquait la coutume de la casa chica, l’autre maison où l’homme retrouve sa maîtresse. Elle avait cherché en vain le soutien de son fils, allant même le rejoindre jusqu’en Espagne, et dut vivre repliée sur son malheur, n’y faisant que de rares allusions, comme sur la dédicace amère de la photo qu’elle adressa à son premier petit-fils, Diego, fils de Diego et d’Angelina, « pour le premier anniversaire de sa naissance », — où elle évoque les sacrifices immenses et les humiliations conjugales qu’elle endura « afin de ne pas causer le malheur de ses enfants[66] ».
Pour Diego, cette liberté sexuelle est nécessaire, elle est l’aliment même de son art et une des expressions de la révolution. Mais il s’agit de tout autre chose que l’immoralisme antibourgeois imité de la bohème parisienne. Pour Diego, la recherche du corps des femmes est essentielle. Comme pour Gauguin ou pour Matisse, il lui faut cette identification joyeuse avec la femme, cette permanente proximité physique. La beauté du corps féminin, la beauté des modèles, est le symbole de la violence créatrice de la vie, de la réalité de la vie face à toutes les idées et impuissances de l’intellect. Toute sa peinture exprime cette confiance absolue dans la jouissance, dans la force de la vie, dans la radiance de la beauté féminine, opposée aux instincts de mort et de guerre des hommes.
On a beaucoup parlé de l’appétit inextinguible de Diego pour la chair, de sa poursuite effrénée du plaisir et de la jouissance. Mais Diego n’est pas cela uniquement. C’est aussi un ascète qui mange peu — seulement des fruits, pratiquement ni féculents ni viande — et ne boit que de l’eau minérale. C’est un homme capable de travailler dix-huit heures d’affilée sur un chantier, qui multiplie les activités et semble ne jamais dormir.
Dans le corps des femmes, il puise avant tout les formes pour sa peinture, ces formes qu’il modèle avec la jouissance du sculpteur. Comme Matisse, comme Cézanne, il cherche dans les arrondis, les contours très doux, très amoureux, l’équilibre dont le monde a besoin pour annuler sa destinée tragique. Tout au long de sa vie, c’est ce qu’il exprime dans ses tableaux, ses peintures murales. La guerre, l’esclavage des pauvres et la méchanceté des puissants sont battus en brèche par les formes des femmes lovées dans les caissons de Detroit, leurs rondeurs mêlées à celle des fruits et à l’ondulation créatrice des forces de la terre. Aucun peintre n’a exprimé avec autant de conviction la complémentarité du masculin et du féminin, de la guerre et de l’amour, des forces solaires et des forces lunaires. Le corps de Diego lui-même est à l’image de cette double nature. Le géant est fait de rondeurs, à la laideur de son visage s’oppose la beauté de ses yeux, à sa violence sa tendresse amoureuse. Lui-même, pour plaisanter, allait jusqu’à dire qu’il était à la fois homme et femme, et en guise de preuve montrait ses seins.