Au monde dur et agressif du Nord — le monde industriel, fabriquant les armes et les outils, le monde réel de Detroit et de New York — Diego oppose, dans toute son œuvre, ces formes qu’il recherche, ces lignes dansantes, ces courbes si pures, que Matisse trouvait dans la contemplation des femmes. Ce sont les enfants peints par Diego, arrondis et lovés sur eux-mêmes comme les amulettes olmèques, les fillettes aux visages lisses comme des pierres, aux yeux pareils à des gouttes d’obsidienne ; les corps nus des Indiennes de Tehuantepec sur la plage, la peau brillante, le dos large des femmes du peuple, leurs seins lourds, cette ligne vertigineuse qui va de la nuque aux seins et dans laquelle se creusent la force mystérieuse du désir, la vague sexuelle, l’orgasme et le jaillissement de la vie.
Pour Frida, l’amour est exclusif, l’amour est comme une religion. Elle ne peut accepter de partager Diego avec une autre femme, surtout si cette femme est sa sœur. Ce n’est pas instinct de possession, c’est plutôt cette religion du couple qu’elle a créée avec Diego, et qui est sans compromission. Frida n’est ni doña Maria, ni la pauvre Quiela, Angelina Beloff. Elle ne peut accepter le mensonge, et elle ne veut pas s’effacer. Quand elle comprend la situation dans laquelle Diego souhaiterait s’installer, elle décide de se battre tout de suite, et la seule façon pour elle de se battre, c’est de quitter l’homme qu’elle aime.
C’est la décision la plus coûteuse de sa vie, mais Frida est habituée aux difficultés. Sa force de caractère, la dureté de son âme trempée depuis l’enfance aux malheurs et à la souffrance, font partie aussi de ce pouvoir qui a subjugué Diego. Depuis qu’il la connaît, elle est pour lui l’idéal féminin, non par son corps ou son visage, mais par ce qu’il perçoit, de l’autre côté de son apparence fragile et juvénile, ce courage et cette endurance qu’il considère comme les vertus premières de la femme et qui les rendent supérieures aux hommes. Elle est par tout son caractère ce qu’il admire le plus, ce dont il a le plus besoin. Elle est détermination, ardeur, sincérité absolue — et c’est d’ailleurs pour cela aussi qu’elle l’effraie et qu’il ne peut imaginer la vie sans elle. Dans le drame, c’est encore un jeu qu’il joue avec elle, un jeu cruel et amoureux qui donne un sens à la vie, un jeu de séduction et de désir qu’elle est la seule à pouvoir diriger, la seule à comprendre.
Pourtant, la solitude est épuisante. Sans Diego, loin de lui, Frida n’est plus rien, elle le sent, elle le sait. Le 26 novembre, quelques semaines après la rupture, elle écrit une lettre angoissée à son confident, le docteur Leo Eloesser :
« Je suis dans une telle tristesse, un tel ennui, etc., etc., que je ne peux même pas dessiner. Ma situation avec Diego est pire de jour en jour. Je sais que je suis beaucoup fautive dans ce qui s’est passé, parce que je n’ai pas compris ce qu’il voulait depuis le début et parce que je me suis opposée à quelque chose d’inévitable[67]. »
Si c’est un jeu auquel Diego a décidé de se livrer, il est trop cruel pour Frida. Sous les dehors de dureté et de détermination que la jeune femme a choisi de montrer aux autres — son masque, son deuxième habit pour mieux cacher son visage et la plaie béante au centre de son corps —, Frida est en réalité fragile, et dépendante, et tellement sans défense ! Si la trahison de Diego, la faiblesse de Cristina l’ont plongée dans le désespoir et la solitude, c’est moins à cause de la jalousie — elle a toujours refusé tout sentiment de possession — que de la rupture du couple auquel elle a cru, de l’anéantissement de l’alliance de corps et d’âme qu’elle a vécue jusque-là avec cet homme, pour elle aussi forte et aussi durable que les liens du sang. Comme elle le dit avec amertume, dans la même lettre adressée à Leo Eloesser : « À présent, nous ne pouvons plus faire ce que nous avions dit, abolir le reste de l’humanité et ne garder que Diego, vous et moi — car maintenant cela ne suffirait plus à rendre Diego heureux[68]. »
Ce qu’elle ne peut dire à Diego avec des mots, Frida le dit avec sa peinture. Cette année-là, la plus sombre et la plus vide de sa vie, elle peint sur le mode naïf un tableau qui est en réalité une lettre à Diego, dans laquelle elle lui dit, avec humour et pudeur, la souffrance qu’il lui inflige par sa trahison : « Unos cuantos piquetitos (“Quelques petits coups de couteau”) ». Elle s’y représente nue sur un lit, les cheveux coupés (elle avait coupé sa longue chevelure que Diego aimait tant), le corps lacéré de coups de poignard. Un dessin, conservé au musée Frida Kahlo, explique l’origine de la scène en reproduisant un fait divers : un homme debout devant un lit, à côté de son fils qui pleure, commente son crime : « Juste quelques petits coups de couteau, monsieur le juge, il n’y en a même pas eu vingt. » Dans le tableau final, l’homme debout, sa chemise barbouillée de sang, a le visage de Diego.
Absurdement, dans ses souvenirs, Diego tente de minimiser sa mauvaise foi en ne parlant pas de Cristina comme de la sœur de Frida, mais comme de sa « meilleure amie ». Il y a chez lui une indifférence quasi monstrueuse vis-à-vis des conventions et des convenances, une sorte de miroir déformant qui l’empêche de comprendre la souffrance de ceux qui l’entourent. Et puis ce n’est pas la première fois que Diego trahit une femme avec sa sœur, ou sa « meilleure amie ». Il y a eu Marievna, qu’Angelina Beloff considérait comme son amie la plus sincère, et Lupe Marín que Diego a trompée avec sa plus jeune sœur lors d’un voyage à Guadalajara — trahison qui fut la cause de la rupture entre Diego et Lupe. Diego met inconsciemment en application un usage archaïque, celui du mariage d’un homme avec plusieurs sœurs, un « mariage de la main gauche » en quelque sorte. Son mépris de la bienséance est sans doute sa seule cruauté. Frida est la seule femme à pouvoir admettre cette morale particulière, parce que l’amour qu’elle ressent pour Diego n’est pas un luxe, mais une nécessité, et qu’elle l’aime comme seules les femmes savent le faire, plus qu’elle-même, plus que son amour-propre.
Quand, après des mois de solitude loin de Diego, elle décide de revenir, Diego le dit lui-même non sans vanité, elle le fait avec « un orgueil considérablement rabattu, mais un amour intact[69] ». Mais la fêlure du masque est irréparable. À partir de cette année 1935, il y aura chez Frida, malgré tout ce qu’elle fait pour reprendre vie et donner le change au reste du monde, le « souvenir d’une blessure ouverte » — c’est le titre d’un de ses dessins de 1938 — qu’elle identifie avec les terribles cicatrices dont son corps est couvert. Le sang, la mort, les obsessions irrépressibles qui l’entourent comme une végétation prédatrice, et l’absence qui se lit dans ses yeux, sont devenus parties d’elle-même et hantent toutes ses œuvres.
Tandis que Diego vit sa vie sensuelle, dévoie tous ceux et toutes celles qui l’approchent et continue inlassablement à recouvrir les murs des signes et symboles d’une histoire qui l’emporte, Frida sait que, loin de son soleil, elle ne peut que se refroidir et descendre dans l’enfer du néant. Elle tente de survivre, s’enfuit avec Anita Brenner, fait un mad cap flight en avion privé jusqu’à New York[70], s’essaie au flirt appuyé avec d’autres hommes, laisse s’accréditer une légende d’expérience lesbienne.