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En 1936, peut-être grâce à Louise Nevelson, elle rencontre Isamu Noguchi, sculpteur nippo-américain. Noguchi est un artiste romantique, désargenté, qui a sculpté le visage des gens célèbres de la haute société new-yorkaise, et celui du peintre José Clemente Orozco. À Mexico, il réalise un bas-relief en brique et en ciment pour Abelardo Rodriguez, et rencontre Diego et Frida. Il est possible que Frida se soit servie de lui — comme plus tard de Nickolas Murray et de Trotski — pour éveiller la jalousie de Diego. Mais rien n’arrête la désagrégation du couple, la descente dans l’enfer du désamour. Un dessin de Frida, de février 1947, résume avec une terrible évidence les années de souffrance de la jeune femme, sa solitude irrémédiable, l’aliénation qui est la sienne depuis qu’elle a perdu Diego. À côté de l’emblème du yin et du yang, qui est celui que le peintre lui attribue, et qui exprime la dualité de la sexualité qu’elle partage avec Diego — il est l’homme en elle, elle est la femme en lui —, le masque de Frida, portant l’œil de la connaissance de la douleur au front, brisé, déchiré, étouffé par des racines qui jaillissent du chevalet de torture sur lequel il est raccroché, figure à côté de sa propre tombe sur laquelle est écrit :

RUINA ! CASA NIDO TODO PARA PARA PARA AVES AMOR NADA [71]

C’est en ce temps qu’elle produit ses tableaux les plus violents, proches du cri de souffrance plutôt que de la pensée construite, et encore très semblables aux images brutales et crues des ex-voto. L’enfance et la mort y apparaissent unies par une nécessité intolérable. La mort du petit Dimas, l’un des compagnons de Frida à Coyoacán, que Diego avait peint naguère dans les bras de sa sœur aînée Delfina, a été pour elle le symbole même de la tragédie mexicaine. Elle peint l’enfant couché dans sa robe d’apparat, coiffé d’une tiare parodique de papier, pareil aux victimes des rituels préhispaniques, dérisoire emblème de la royauté de l’enfance.

D’autres enfants, voisins de la mort, interrogent le monde adulte dans ses tableaux — Les Quatre Habitants de Mexico, peint en 1938 —, en réponse à un autre tableau de Diego, L’Enfant au masque de mort. Pour expulser sa solitude, la perte de l’amour, Frida peint des rituels d’exorcisme où le sang, les blessures représentent les tortures morales qu’elle s’inflige à elle-même ; l’obsession de l’automutilation et la peur de la folie y sont exposées au grand jour : la veine coupée des Deux Fridas, le collier d’épines et le cœur arraché du Cœur sont les récits muets qu’elle fait de sa douleur, des constats impassibles et sanglants qui cherchent le regard égaré de Diego — et qui effraient ses contemporains.

À la fin de 1938, la journaliste Clare Boothe Luce, de la revue américaine Vanity Fair, demande à Frida de peindre un tableau en mémoire de son amie, l’actrice Dorothy Haie, qui vient de mettre fin à ses jours en se jetant par la fenêtre d’un immeuble de New York. Mais c’est son propre suicide que peint Frida, tel qu’elle a pu l’imaginer au creux du désespoir, peut-être lorsqu’elle a fui Mexico après la rupture avec Diego. L’actrice étendue sur le sol, dans sa robe de soirée, porte sur son cœur le bouquet de roses qu’Isamu Noguchi aimait donner à Frida, comme une ultime offrande. Mais la cruauté de l’image, et le sang qui avait ruisselé du visage de Dorothy jusque sur le cadre, horrifièrent la commanditaire. Frida ne savait pas dire les choses autrement qu’avec la force provocatrice de la vérité : le suicide d’une femme seule, sans argent, sans avenir, devait mettre mal à l’aise le monde entier.

Pour elle, dans ce temps de malheur, tout est prétexte à lancer des messages de souffrance. Elle peint pour la première fois des fruits ouverts, la peau arrachée, offrant leur pulpe à la lumière cruelle, comme ces figues de Barbarie en 1937, qui deviendront jusqu’à la fin de sa vie le symbole de sa féminité blessée — et que Diego peindra lui aussi sous son influence. Elle peint sa vie dans des tableaux de plus en plus étranges comme Ce que l’eau me donna, en 1938, où les débris de ses visions flottent dans l’eau de sa baignoire autour de ses jambes immergées ; mais aussi sa foi dans la magie de son passé, dans l’aliment qu’elle a sucé au sein de sa nourrice, ce lait surnaturel qui coule goutte à goutte dans sa bouche, sur le tableau Ma nourrice et moi peint en 1937, et qui l’unit à jamais au cosmos amérindien.

La peinture est devenue alors une nécessité pour Frida, sa seule raison de survivre à la séparation. Mais l’exorcisme de l’art ne peut gommer la réalité et, à la fin de l’année 1939, lorsque Frida débarque de Paris, Diego demande le divorce. Tout doit disparaître dans la destruction du couple.

RÉVOLUTION EN AMOUR

Diego et Frida sont épuisés. Épuisés par les années de malaise, la guerre et l’angoisse grandissante. La rupture qu’a voulue Diego est le dernier acte de cette vie tumultueuse, le point final mis à un contrat de mariage qui était devenu une prison pour ses sens. Tous deux sont à bout de forces parce qu’ils ont vécu cet affrontement comme la plus grande réalité de la vie, la seule histoire vraie. L’amour, la communauté du mariage, puis l’affrontement, c’est tout simplement la rencontre impossible des deux principes qui régissent l’univers, le yin et le yang, ou, selon la mythologie aztèque, l’union en un même corps d’Ometecuhtli et d’Omecihuatl, la dualité masculine et féminine, à l’origine de toute vie sur la terre. Cela, Diego ne le comprend pas encore quand il décide de se séparer de Frida. Avec sa réserve, avec ce troisième œil que la souffrance a ouvert sur son front, Frida, elle, l’a perçu depuis le commencement. Le monde pour elle est depuis toujours divisé en deux : d’un côté la nuit et de l’autre le jour, la lune et le soleil, l’eau et le feu, le songe et la réalité, la cellule-mère, ou la grotte de l’utérus, et la violence du spermatozoïde, le couteau qui tue. Frida sait cela, elle le dit d’instinct avec cette sorte d’obstination à fleur de nerfs qui est antérieure à toute pensée.

L’un et l’autre sont des peintres, non des intellectuels. Leur pensée est au bout de leurs mains, dans leurs regards. Ils ne manient pas des concepts, ni des symboles, ils les vivent dans leur corps, comme une danse, un acte sexuel. Puis ils les projettent sur leurs toiles. Et c’est dans la nature solaire de Diego de se tromper sur ses propres sentiments, de vouloir conquérir.

À la violence, à la jalousie possessive de Diego, l’ogre dévorant, s’opposent la distance, la rêverie, le goût pour la solitude de Frida, son obsession de la souffrance. Sa peur de souffrir, qui veut dire aussi : peur de la jouissance. Tout cela est dans la nature des choses, c’est-à-dire dans la réalité des lois de la société (mexicaine, indienne, latine, chrétienne), dans ses jeux cruels et parfois criminels. L’homme est déterminé à conquérir par la violence, à user des autres, à tirer une certaine jouissance du mal et des larmes ; et la femme est condamnée à la dépendance, à la souffrance, à la solitude, mais aussi à la clairvoyance et à cette perception instinctive des dangers et des douleurs.

L’histoire de la guerre que Diego et Frida se livrent à partir de 1935 et jusqu’en 1940 est beaucoup plus qu’une simple anecdote à la manière de ces déboires conjugaux où alternent crises, réconciliations et mensonges. C’est une histoire symbolique dont les protagonistes sont véritablement debout sur une scène théâtrale, et jouent une sorte de jeu de la passion auquel se mêlent les gestes et les pas du Baile de la Conquista — la danse des Conquérants, le rituel populaire le plus important de toute l’Amérique indienne dans lequel, comme le dit le proverbe péruvien, « le vaincu est vaincu, et le vainqueur perdu ».

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Maison pour les oiseaux Nid pour l’amour Tout cela pour rien