Au terme de cet affrontement, Diego et Frida en seront totalement changés, et leur vie ne sera plus jamais la même, puisqu’il ne suffit pas de vouloir changer la société, mais qu’il faut nécessairement faire la révolution à l’intérieur de soi-même.
Il n’est pas indifférent que Leon Trotski et André Breton aient joué un rôle dans cette aventure, et qu’ils soient apparus dans la vie de Diego et de Frida au moment même où leur couple se défait. L’année 1936 est l’année des grandes turbulences révolutionnaires en Europe, avec la montée des masses populaires, mais surtout en Espagne : avec l’insurrection ouvrière de Barcelone, le 3 mai, commence l’horreur de la guerre civile, massacres de populations, trahisons, règlements de comptes. Frida est aux côtés de Diego dans toutes les manifestations de soutien aux républicains espagnols, elle retrouve la détermination juvénile, le visage sérieux, le regard ardent du temps où elle défilait dans les rues de Mexico avec Diego et Xavier Guerrero et le Syndicat des peintres et sculpteurs, le Premier Mai 1929. La crise politique de 1934 au Mexique, qui a opposé les communistes aux Chemises dorées (une organisation d’apparence fasciste, probablement épaulée par le Département d’Etat des États-Unis), puis la crise économique qui a entraîné le développement des grèves dures à travers tout le pays durant l’année 1935, ont favorisé le rapprochement de Diego et Frida, leur nouvelle entente autour des idéaux révolutionnaires.
Lorsque, le 9 janvier 1937, Leon Trotski et sa femme Natalia Sedova débarquent du bateau-citerne Ruth, dans la touffeur tropicale du port de Tampico, c’est Frida que Diego, pour accueillir le proscrit, envoie en son nom — et c’est chez elle, dans la maison familiale des Kahlo, à Coyoacán, que Trotski trouve refuge.
L’époque de cette première rencontre avec Trotski est éblouissante pour Frida comme pour Diego. Chassé par les émissaires de Staline à travers le monde entier, expulsé de Norvège, interdit de séjour sur le territoire des États-Unis par Roosevelt, Trotski apparaît comme le symbole même du martyr du communisme, le révolutionnaire pur et sans compromission qui porte au monde l’héritage brûlant de Marx et de Lénine. C’est grâce à l’intervention personnelle de Rivera auprès de Lázaro Cárdenas, le nouveau président du Mexique, que le proscrit peut enfin trouver un asile. Pour Diego Rivera, Trotski représente l’idéal révolutionnaire, l’homme qui se sacrifie totalement pour son idée, l’homme qui incarne véritablement l’Internationale communiste. Ému par le sort du fondateur de l’Armée rouge, Lazaro Cardenas, dans un élan fraternel, envoie même à Tampico son train personnel, El Hidalgo, et Trotski s’installe avec sa suite (secrétaires, gardes du corps) à Coyoacán qui devient aussitôt le nouveau centre de l’Internationale trotskiste — c’est là que, désormais, le chef révolutionnaire rédige ses communiqués, ses prises de position, organise sa défense contre le pouvoir de Staline.
Trotski est ébloui, lui aussi, par la générosité de Diego et de Frida, par la chaleur de l’accueil, par la splendeur coloniale de Coyoacán — et par l’étrange beauté de son hôtesse. Frida joue avec lui le jeu qu’elle aime, non sans perversité : jeu de la séduction, du flirt amoureux. Celui qu’elle traitera un peu plus tard, avec un certain dédain, de « viejito », l’attire alors parce qu’il est au centre d’un tourbillon de l’Histoire. Il est l’homme qu’a choisi Lénine, celui qui a failli diriger le géant soviétique, le proscrit romantique. Il est aussi et surtout l’homme que Diego admire sans réserve, l’un des seuls à avoir maintenu intact l’idéal révolutionnaire. Entre Trotski et Rivera s’est formée dès le début une relation chaleureuse et amicale. Il est possible que Trotski, homme d’action russe, peu habitué aux complexités de l’âme féminine latino-américaine, n’ait pas bien compris le jeu que Frida a décidé de jouer, entre eux trois. Après les durs mois de tension du second procès de Moscou, puis de la commission Dewey — le contre-procès dont les assises se tiennent dans la maison de Coyoacán —, Trotski se laisse emporter par son tempérament fougueux, et se conduit comme un collégien, glissant lettres et rendez-vous secrets à Frida, et s’enfuit même pendant quelques jours, rejoint par Frida dans l’hacienda de San Miguel Regla. Bien que Diego n’ait probablement rien su du jeu amoureux de Frida et de Trotski, cette aventure rocambolesque ne put cependant que modifier l’attitude de ce dernier envers Diego. Au demeurant, lorsque, en 1938, les conseillers du leader révolutionnaire décident d’écarter Rivera de toute participation active à l’Internationale trotskiste, Trotski refusera de soutenir son ami. L’affaire de l’accord pétrolier entre Mugica et les pays de l’Axe — accord condamné violemment par Rivera, et approuvé au nom du pragmatisme par Trotski — consommera la rupture, et Frida perdra alors tout respect pour le « vieux »[72]. La même année, pourtant, Diego Rivera manifeste encore publiquement son soutien à Trotski, malgré leurs désaccords passés : « L’incident entre Trotski et moi n’est pas une lutte, c’est un malentendu lamentable qui a dégénéré et a abouti à l’irréparable. C’est cela qui m’a conduit à rompre mes relations avec un grand homme pour qui j’ai eu, et pour qui je garde encore, la plus grande admiration et le plus grand respect[73]. »
Étrangement, c’est la rencontre de Rivera, Trotski et André Breton qui scelle la rupture finale du couple. André Breton, venu à Mexico pour rencontrer Trotski — il a été également exclu du Parti communiste deux ans après Rivera — et rédiger avec lui le manifeste de la Fédération internationale des artistes révolutionnaires indépendants — manifeste qui porte la marque évidente des idées trotskistes en affirmant la nécessité de l’émancipation totale de l’intellectuel —, est lui aussi ébloui par Frida, non par la beauté de la jeune femme, mais par la profondeur et la liberté de sa peinture. Pour elle, il écrit une présentation élogieuse de ses tableaux, destinée à l’exposition de New York. À propos de celui que Frida est en train d’achever — Ce que me donne l’eau — il écrit :
« Il ne manque à cet art pas même la goutte de cruauté et d’humour qui est la seule capable d’unir les rares pouvoirs affectifs qui entrent en composition pour former ce filtre dont le Mexique détient le secret. »
Avec ce rare sens de la formule qui l’a rendu célèbre, il termine par cette définition : « L’art de Frida Kahlo de Rivera est un ruban autour d’une bombe[74]. »
La venue d’André Breton précipite les événements. Pour la dernière fois, Trotski et Rivera voyagent ensemble, accompagnant André Breton en train jusqu’à Guadalajara, où le grand prêtre du surréalisme doit rencontrer José Clemente Orozco ; puis, à travers le Michoacán, à Pátzcuaro, et sur l’île de Janitzio, célèbre pour le culte des morts qu’y observent les Indiens Purépecha.
Déjà Diego Rivera a décidé de rompre, et le proche départ de Frida pour New York, où elle va inaugurer sa première exposition, est pour lui le prétexte de cette séparation. Il ne veut plus de cette situation maritale ni du poids écrasant que représentent Frida, sa jalousie, sa souffrance, cette fragilité d’enfant blessée qui l’a jadis ému. La révolution, c’est aussi pour lui la liberté amoureuse, toute cette vie tapageuse avec des femmes qui l’admirent, qui posent pour lui, qui s’enivrent de sa célébrité — ainsi l’actrice Paulette Goddard, qui réside à San Angel, non loin de chez lui, et qui interviendra quand la police voudra l’arrêter, après le premier attentat contre Trotski. L’émancipation de Frida, voilà la vraie révolution qu’elle doit accomplir pour devenir l’égale des hommes et se libérer de l’esclavage de l’amour exclusif. Avec l’humour noir qui le caractérise, Diego Rivera dira plus tard, parlant à Gladys March de cette époque : « Durant les deux années de notre séparation, Frida réussit quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, sublimant son angoisse dans sa peinture[75]… »
72
Lev Ospovat, dans son livre sur Diego Rivera (Moscou, 1989, p. 392), parle de l'amitié « monstrueuse » du peintre mexicain, « turbulent, généreux, coureur de femmes et fantastiquement menteur », avec le vieux révolutionnaire « acculé à la défaite, méfiant et hermétique », et cite le propos de Trotski sur Rivera, rapporté par le peintre Juan O'Gorman : « Diego est atroce. Psychiquement, il est pire que Staline. Ce dernier, à côté de Rivera, semble presque un philanthrope ou un enfant de huit ans. »