Les événements vont en effet précipiter le cours de la révolution affective du couple. Le 20 août 1940, Ramón Mercader — un émissaire de la Guépéou de Staline agissant sous le nom de Jacson — qui a longuement préparé son crime, pénètre dans la maison de Trotski, se fait recevoir dans son bureau et tue le leader révolutionnaire d’un coup de pic à glace dans le crâne.
Comme tous ceux qui ont été proches de Trotski à Mexico, et comme Rivera lui-même, Frida Kahlo est soupçonnée par la police, interrogée à plusieurs reprises. Son état de santé, aggravé par une dépression nerveuse, est tel que le docteur Leo Eloesser lui demande de venir se faire soigner le plus tôt possible à San Francisco. Son arrivée dans cette ville qu’elle aime tant, la proximité de Diego opèrent des miracles. À la suite de l’intervention du docteur Eloesser, qui le persuade que la séparation affecte « gravement Frida et pourrait avoir des conséquences dramatiques sur son état de santé », Diego Rivera se résout à « essayer de la persuader de l’épouser à nouveau ». Le plaidoyer « candide » du docteur Eloesser, raconte Diego, ne facilite guère les choses, car il expose à Frida l’impossibilité naturelle dans laquelle Diego se trouve d’être fidèle. Mais Frida accepte, sous certaines conditions qui forment le plus étrange contrat de mariage jamais imaginé. Elle sera sa femme, à condition qu’ils n’aient plus de relations sexuelles et qu’elle subvienne à ses propres besoins. Elle accepte cependant que Diego paie la moitié des dépenses de la maison. « J’étais si heureux de retrouver Frida, ajoute Diego, que je donnai mon accord sur tout, et le 8 décembre, jour de mon quarante-quatrième anniversaire, Frida et moi fûmes mariés pour la seconde fois[86]. »
Alors s’achève la longue période de désamour et de désintégration, le vide qui s’était installé en eux et qui les détruisait. Depuis leur premier retour de New York en 1933, leur amour avait accompli sa révolution durant ces huit années.
L’ÉTERNEL ENFANT
Don Guillermo est mort et Frida s’installe à Coyoacán où elle vivra désormais jusqu’à la fin. Comme pour marquer le commencement d’une ère nouvelle, elle choisit de faire peindre les murs de la maison familiale de cette couleur indigo dont étaient peints les temples et les palais aztèques, et qui donnera son nom à la Maison Bleue. Diego fait ajouter une aile à la maison, pour que Frida ait son atelier dans l’endroit qu’elle aime le plus au monde, au-dessus du jardin qui est devenu tout son univers.
Le retour à Mexico, au début de 1941, marque véritablement une nouvelle période pour le couple, une volonté nouvelle de vivre une vie commune. En fait, rien n’a changé. Le contrat un peu vaudevillesque que Frida a passé avec Diego n’oblige qu’elle, l’enferme dans sa propre prison. En même temps, il exprime toute l’extraordinaire volonté qui l’anime et la fait résister à la désintégration, son orgueil et son entêtement, jusque dans l’amour, puisque l’amour pour elle ne peut être que cette détermination unique à aller jusqu’au bout.
Et c’est bien ce sentiment d’absolu qui éblouit Diego, lui qui ne sait pas être constant, lui qui se laisse entraîner par ses sens, son goût de la jouissance, son insatiable appétit d’ogre. Quand il fait venir Frida à San Francisco, puis quand il lui demande de l’épouser une seconde fois, il ne joue plus. Il sait bien que, sans Frida, sans l’amour surhumain qu’elle lui voue — « J’aime Diego plus que ma propre peau », écrit-elle dans son Journal —, il est perdu et mortel.
Aucun couple n’aura été davantage uni dans la création. La peinture de Diego exprime le génie — cette force mystérieuse, impérieuse, cette sorte d’instinct de survie qui fait naître sous ses pinceaux les formes, les ombres, le mouvement surtout, le heurt des masses et la précipitation des corps. Le génie, c’est Frida en lui, son regard, sa volonté, sa clairvoyance. Comme au premier instant, quand elle allait espionner en cachette la salle de l’amphithéâtre Bolívar où le peintre évoluait sur ses tréteaux comme une sorte de géant équilibriste, c’est par la peinture et par la création de son œuvre que Frida rejoint Diego. Elle voit par ses yeux, elle sent par ses sens, elle devine par son esprit, elle est Diego, et Diego est en elle comme si elle le portait dans son corps.
Dans son Journal, elle écrit :
De plus en plus, dans l’isolement volontaire de la Maison Bleue — ce refuge qui est un prolongement de son corps, où chaque pierre, chaque meuble sont imprégnés de la mélancolie du souvenir et de la marque de la douleur — Frida devient la prêtresse hiératique d’un culte dont Diego Rivera est le centre, qui la relie à tout l’univers, à chaque parcelle vivante de son invincible amour. Le jardin fermé de hauts murs de la Maison Bleue, avec ses plantes qui s’étirent vers la lumière du ciel — troncs lisses des magnolias, feuillage cendré des ahuehuetes, enlacement des feuilles et des lianes —, devient une sorte d’univers clos où Frida peut trouver le monde entier maintenant qu’elle ne voyage plus guère — les animaux familiers, les oiseaux, les chiens nus itzcuintle achetés au marché de Xochimilco qui deviennent ses effigies — ces escuinclas qui, par leur nudité et leur fragilité, et aussi par cet air un peu triste venu du fond des âges, représentent pour Frida les archétypes de la condition humaine.
Durant cette période qui suit le drame de la rupture avec Diego, puis leur remariage, Frida Kahlo retrouve son équilibre dans la peinture. Dans ses autoportraits, elle apparaît dans son rôle de prêtresse avec un visage un peu hautain, figé, mais où les signes cruels de la douleur intérieure restent lisibles : ride amère autour des lèvres, cernes sous les yeux, muscles du cou tendus, et surtout le regard, distant, brillant d’un éclat fiévreux, et forçant devant elle, forant à travers le tissu du réel une interrogation aiguë, avide. Un regard toujours aussi provocant malgré les vicissitudes de l’existence, malgré le poids de la douleur et les doses de plus en plus fortes de calmants que Frida doit absorber.
On a beaucoup épilogué sur l’obsession de la maternité chez Frida Kahlo. Dans son livre de souvenirs, Guadalupe Rivera Marín, la fille de Diego et de Lupe Marín, ironise à propos de ces femmes qui ont toutes cherché à retenir Diego en faisant des enfants[88]. Frida n’échappe sans doute pas à cette fatalité. Elle y a, d’une certaine manière, consacré toute sa vie, et le désir d’enfant est devenu chez elle, au long des années, une véritable hantise, mêlée de répulsion et d’horreur. L’accident terrible survenu dans sa jeunesse n’est sans doute pas seul responsable de son incapacité à porter un enfant à terme. Il y a eu aussi la part de la conformation physique (bassin trop étroit, malformation congénitale) — possiblement les suites d’une syphilis contractée dans sa jeunesse — et aussi, pour une grande part, le refus de la maternité qui se mêle à son désir, qui ajoute la peur à l’obsession et crée le complexe de culpabilité qui s’exprime à travers toute son œuvre. Les médecins ont cherché à comprendre cet étrange sentiment sans vraiment y parvenir, se réfugiant derrière les définitions de la science. Immaturité sexuelle (déséquilibre hormonal) ou incapacité physique, les diagnostics sont un peu l’alibi qui permet à Frida de se réfugier hors du réel. Mais le sentiment de culpabilité et la projection du désir hantent toute sa vie. À côté de Lupe Marín — si charnelle, si féconde — ou de sa propre sœur Cristina, Frida ne peut que ressentir davantage sa difficulté d’être, sa stérilité. À aucun moment elle ne l’oublie. Les tableaux qu’elle peint ne sont pas ses enfants, mais les artefacts avec lesquels elle peut masquer le mieux son refus d’être une femme comme les autres, une femme voluptueuse et féconde, comme l’idéal masculin le commande[89]. Mais, d’une certaine façon, ils sont aussi ses enfants, des projections de son amour, parfois des messages qu’elle envoie, qui l’entourent dans sa chambre, son studio, sa maison, avec les autres êtres qu’elle a choisis, ses poupées, ses masques, ses Judas — ces effigies de papier mâché utilisées dans les processions du Vendredi saint, dans lesquelles Diego voyait l’expression même de l’art populaire, éphémère et étranger à toute idée de profit — et aussi tous ces animaux qui vivent avec elle et qui sont ses amis les plus constants : Granizo le cerf nain, ses chiens nus Xolotl, Capulina et Kostic, son chat, sa poule, son aigle Gran Caca Blanco, et surtout le couple de singes-araignées, dont le célèbre Fulang Chang qui figure sur ses autoportraits dès 1937.
89
Eli Boutra, dans son essai