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Diego Rivera peint lui aussi des portraits sur commande : la famille de Dolores G. de Reachi, le portrait de l’actrice Dolores del Rio, du docteur Ignacio Chavez de Montserrat, de Carmelita Avilés (qu’il représente à la manière de Frida, vêtue en Indienne, et portant la dédicace), les portraits de la señora Gutiérrez Roldán, de la señora Elisa Saldivar de Gutiérrez, ou encore l’extraordinaire portrait de Maria Félix (en 1949) portant cette dédicace amoureuse : « Cette image fut peinte en signe d’admiration, de respect et d’amour pour Maria de los Angeles Félix, celle que le Mexique a donnée au monde pour le remplir de lumière. »

Mais si Frida ne change guère de manière lorsqu’elle s’adresse à son public — cette raideur provocatrice, l’absence de toute concession et un souci d’exactitude dans les traits, jusqu’à la cruauté — il y a au contraire, chez Diego, une chaleur, une tendresse qu’il communique à ses modèles, une sorte de perfection sensuelle qui s’approche de la volupté. Il peint les femmes surtout, enveloppées dans la lumière de leur beauté, à la fois étrangères et réelles dans leurs atours, comme des fleurs tropicales : yeux brillants, lèvres sensuelles, douceur de la peau, fragilité érotique de la ligne du corps sous les vêtements, dans les ondes de la chevelure.

Il y a toujours ces visages croqués sur le vif, les enfants du voisinage, amis de Frida, les femmes du marché de Coyoacán, ou de San Jeronimo, ou du pedregal de San Pablo Tepetlapa (là où il fait construire l’Anahuacalli, son temple-musée). La sensualité de Diego s’exprime de mille façons, dans les nus qu’il peint à la manière de Matisse, la figure érotique et primordiale de la danseuse noire Modelle Boss, la Gordita (qui inspira le peintre colombien Fernando Botero), les nus de Nieves Orozco ou cette commande qu’il accepte en 1943 pour le bar Ciro’s de l’hôtel Reforma, ivresse des corps de femmes nues, ivresse de l’alcool, ivresse des fleurs pareilles à des sexes ouverts.

Et aussi, et surtout, ces figures du quotidien, que Diego dessine depuis toujours, depuis qu’il a repris pied avec la réalité mexicaine, au retour de l’Europe, et qui sont les symboles de son amour charnel pour la terre indienne. Figures arrondies des enfants, des jeunes filles, les nus indiens anonymes, les dos des femmes penchées sur les metates, les pierres à moudre, la beauté sans pareille des vendeuses de fleurs, leurs bras ouverts sur les calices immaculés des alcatraces (les arums), et ces dessins linéaires des gens de la rue, les vendeuses de maïs, les porteuses de bois, les filles qui reviennent de la fontaine, la jarre sur l’épaule droite, les hommes au travail, les vieux au visage marqué de rides pareilles à des cicatrices, tous ces mouvements arrondis, usés comme la peinture sous le temps, comme la terre sous le vent, les corps offerts au passage des saisons, instants de vie magiques quand les femmes et les hommes étaient le pain très doux des dieux immortels.

L’amour charnel de Diego pour le monde qui l’entoure, c’est pour beaucoup à Frida qu’il le doit. Quelque chose de la douleur intense de sa femme est entré en lui, l’a transformé, uni à cette expérience surhumaine. Le « monstrueux bébé » dont parlait Élie Faure à ses amis parisiens est devenu véritablement l’enfant de Frida, qu’elle met sans cesse au monde et qui prolonge sa propre existence.

En 1949, à l’occasion de la grande exposition de l’Institut national des beaux-arts qui célèbre les cinquante ans de création de Diego Rivera, Frida écrit pour la première fois publiquement l’amour qu’elle porte à Diego :

« Je ne parlerai pas de Diego comme de “mon mari”, car ce serait ridicule. Diego n’a jamais été et ne sera jamais le “mari” de personne. Non plus comme d’un amant, parce qu’il dépasse de beaucoup les limites de la sexualité. Et si je parle de lui comme d’un fils, je ne fais rien d’autre que décrire ou peindre ma propre émotion, pour ainsi dire mon propre portrait, et non celui de Diego. […]

« Le voyant nu, on pense immédiatement à un enfant grenouille debout sur les pattes arrière. Sa peau est d’un blanc tirant sur le vert, comme celle d’un animal aquatique. […]

« Ses épaules enfantines, étroites et arrondies, se continuent sans angle par des bras féminins, terminés par des mains merveilleuses, petites et d’un dessin très fin, sensibles et subtiles comme des antennes qui communiquent avec l’univers tout entier […]

« Son ventre énorme, doux et tendre comme une sphère, repose sur ses jambes robustes, belles comme des colonnes, terminées par de grands pieds ouverts vers l’extérieur, en angle obtus, comme pour recouvrir toute la terre et se maintenir sur elle sans rupture, comme un être antédiluvien duquel émerge, de la ceinture vers le haut, un exemplaire de l’humanité future, en avance sur nous de deux ou trois mille ans […]

« La forme de Diego est celle d’un monstre séduisant, que l’aïeule, la Grande Occultrice, matière nécessaire et éternelle, la mère des hommes et de tous les dieux qu’ils inventèrent dans leur délire, nés de la peur et de la faim, LA FEMME — et entre toutes MOI —, voudrait garder pour toujours dans ses bras comme un enfant nouveau-né[90]. »

Dans les pages de son Journal, Frida marque les mots qui se bousculent, les poèmes qui naissent dans sa bouche :

« Diego. C’est tellement vrai que je ne voudrais ni parler, ni dormir, ni entendre, ni rien vouloir.

« Me sentir enfermée sans avoir peur du sang, sans temps et sans magie, à l’intérieur de ta propre peur et de ton angoisse, dans le bruit de ton cœur. Toute cette folie, si je te le demandais, je sais que cela serait seulement du bruit dans ton silence. Je te demande violence, dans ma folie, et tu me donnes tes bienfaits, ta lumière et ta chaleur. »

Dans un poème qu’elle n’envoie pas à Diego (mais qu’il recevra de Teresa Proenza trois ans après la mort de Frida et quelques jours avant sa propre mort), elle dit :

« Dans la salive dans le papier dans l’éclipse Dans toutes les lignes Dans toutes les couleurs dans toutes les jarres Dans ma poitrine en dehors, en dedans dans l’encrier dans la difficulté d’écrire dans la merveille de mes yeux dans les ultimes lunes du soleil (mais le soleil n’a pas de lunes) dans tout et dire dans tout est stupide et magnifique DIEGO dans mon urine DIEGO dans ma bouche dans mon cœur dans ma folie dans mon rêve dans le papier buvard dans la pointe de la plume dans les crayons dans les paysages dans la nourriture dans le métal dans l’imagination dans les maladies dans les vitrines dans ses ruses dans ses yeux dans sa bouche dans ses mensonges. »

L’amour incruste le visage de Diego dans le front de Frida comme un bijou douloureux, et le visage de l’aimé devient parfois celui de la mort. L’amour ouvre un troisième œil sur le front de Diego, un œil d’éternité. L’amour ne peut être autrement qu’une folie qui préserve de tout le mal réel.

« J’aimerais pouvoir être celle que j’ai envie d’être », écrit Frida dans le même Journal — « de l’autre côté du rideau de la folie. Je ferais des bouquets de fleurs toute la journée. Je peindrais la douleur, l’amour, la tendresse. Je me moquerais bien de la bêtise des autres, et tous diraient : pauvre folle. (Je rirais bien surtout de ma propre bêtise.) Je construirais mon monde, et tant que je vivrais il serait en harmonie avec tous les autres mondes. Le jour, l’heure et la minute que je vivrais seraient à la fois miens et de tout le monde. Ma folie alors ne serait pas un moyen de fuir dans le travail pour que les autres me gardent prisonnière de leur œuvre. La révolution est l’harmonie de la forme et de la couleur, et tout se meut et reste sous une seule loi : la vie. Personne ne se sépare de personne. Personne ne lutte pour soi seul. Tout est à la fois tout et un. L’angoisse, la douleur et le plaisir et la mort ne sont qu’un seul et même moyen d’exister. »

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In Raquel Tibol, op. cit., pp. 100–101.