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Sous le croquis de son tableau La Colonne brisée (où elle montre sa colonne vertébrale sous la forme d’une colonne grecque fracturée), elle note : « Attendre, avec l’angoisse secrète, la colonne brisée et le regard sans limites. Sans bouger, sur le vaste sentier, et mouvant ma vie cerclée d’acier[91]. »

L’amour que Frida invente pour Diego, dans la double prison de la Maison Bleue et du corset armé qui l’immobilise, est véritablement surhumain et elle est la seule à pouvoir le comprendre. Diego, le géant, l’ogre, le cannibale — le tyran et le prêtre de ce culte mystérieux, le créateur et la créature de ce mythe des temps modernes —, Diego est touché et chancelle, pris par le vertige de l’amour sans mesure qui le traverse et l’illumine sans qu’il en sache toute la raison. Sa rupture et le divorce ont été sa seule tentative d’échapper à ce sentiment qui le dévore et lui fait peur. En même temps, cette tentative était une atteinte portée à lui-même, dans la mesure où il se séparait alors de sa vraie raison d’être.

Dire le mythe n’est pas parler trop fort. L’amour qui unit Diego et Frida est la conjonction des deux principes fondamentaux de la vie, la confusion en un seul corps de l’homme et de la femme. Être séparé, c’est retourner au temps d’avant la rencontre, ou d’avant la naissance, quand l’esprit vivait dans l’indétermination et le déséquilibre de l’asexualité.

Par la recherche de la vérité du corps, par cette sorte de transe de la vie, la peur et le désir mêlés dans le regard des femmes, la fragilité du visage de l’indianité, et la force supérieure des hanches, des seins, des cuisses, la toison des pubis et l’onde des chevelures, Diego Rivera exprime l’union avec le monde et son union avec Frida.

Dans un de ses tableaux les plus complexes, peint en 1949, L’Embrassement d’amour entre l’Univers, la Terre, moi, Diego, et M. Xolotl du Mexique, Frida recrée tout ce qui fait sa vie : la nourrice indienne au corps végétal, la force du yin et du yang, ou la divinité aztèque de la dualité, et, dans les bras de la Tehuana, le bébé androgyne Diego, portant l’œil de la science au front et la flamme du cœur arraché entre ses mains —, et, lové aux pieds de sa maîtresse, le seigneur Xolotl, le chien couleur de cacao qui, selon le mythe des anciens Mexicains, doit un jour l’aider à passer le fleuve de la mort pour atteindre la Maison du Soleil.

Le jeu cruel de l’amour et de la haine, qu’elle a joué si longtemps avec lui, est maintenant le jeu infini de la vie. Chaque parcelle arrachée au néant la nourrit, prolonge sa substance, comme la lumière trop forte du soleil et la violence sanglante des sacrifices. Frida est devenue alors une déesse, qui entre dans le corps de son amant et le possède, et partage tout ce qu’il prend. Elle est véritablement la Tlazolteotl, la déesse de la terre, de l’amour charnel et de la mort. Elle est devenue la Coatlicue, la déesse à la jupe de serpents, que Diego a représentée dans la fresque de Treasure Island à San Francisco, masque de serpent et corps couvert d’une peau humaine, portant sur sa poitrine le crâne de la mort — cette mère éternelle du Mexique qui domine le Moïse de Frida et donne naissance à tous les héros de l’humanité, tandis que, sous le soleil déchirant, flotte dans le secret de l’utérus l’éternel enfant prêt à naître.

LA FÊTE INDIENNE

Dans le portrait qu’elle fait de Diego avec des mots d’amour, Frida dit : « Je m’imagine que le monde dans lequel il voudrait vivre est une grande fête à laquelle chaque être humain et toutes les créatures prendraient part, des hommes jusqu’aux pierres, et jusqu’aux soleils et aux ombres : tous œuvrant avec lui, avec son idée de la beauté et son génie créateur. Une fête de la forme, de la couleur, du mouvement, du son, de l’intelligence, de la connaissance, de l’émotion. Une fête sphérique, intelligente et amoureuse, qui couvrirait toute la surface de la terre. Pour faire cette fête, il lutte continuellement et donne tout ce qu’il a : son génie, son imagination, ses paroles et ses actions. Il lutte à chaque instant pour effacer dans l’homme la stupidité et la peur[92]. » Elle relie sa conviction révolutionnaire à son amour du Mexique, « qui contient, comme la Coatlicue, la vie et la mort ». C’est sans doute ce lien qui est au cœur de la relation entre Diego et Frida, qui unit leur couple en dépit des médiocrités de l’existence : « Aucun mot ne peut décrire l’immense tendresse de Diego pour toutes les choses qui contiennent la beauté, dit Frida. Son amour pour les êtres qui n’ont rien à voir avec la société de classes actuelle, son respect pour ceux-là qu’elle opprime. Il éprouve un sentiment d’adoration spécialement pour les Indiens auxquels il est rattaché par les liens du sang. Ce qu’il aime surtout chez eux, c’est leur élégance et leur beauté, car ils sont la fleur vive de la tradition culturelle de l’Amérique[93]. »

Frida, comme Diego, a inventé le passé indien du Mexique. Chez lui, la rencontre est plus spontanée, plus sensuelle, et chez elle sans doute plus réfléchie, onirique même ; mais c’est cette rencontre qui symbolise leur amour, leur vie commune. Pour Diego, le monde indien, c’est avant tout sa nourrice Antonia, l’Indienne Otomi qui l’a élevé, qui lui a donné le goût de la nature, et qu’il a aimée d’un amour infini, beaucoup plus que sa propre mère[94]. Frida a représenté sa nourrice indienne de façon plus imaginative, dans le tableau où elle se montre enfant, suçant le lait d’une géante au masque préhispanique, à la fois effrayant et sublime. Pour Diego comme pour Frida, c’est ce lien charnel avec le monde indien qui donne sens à leur vie, les rattache à la terre mexicaine.

Dès son retour au Mexique, Diego confond la cause indigéniste avec la cause révolutionnaire. Après son voyage initiatique au Yucatán et au Campeche, il s’enflamme pour tout ce qui est « authentiquement américain », et compare le leader Felipe Carrillo Puerto au grand NichiKokoom, le chef suprême des Mayas de Chichén Itzá. La visite du temple des jaguars, orné de peintures murales, est le point de rencontre de l’expression populaire et du sacré du Nouveau Monde. Toute sa technique de la peinture et du dessin est, par la suite, une tentative de restituer le rituel préhispanique de l’art, ses formes, ses méthodes de broyage et de fixation des couleurs, jusqu’aux mouvements et aux symboles des figures.

Il n’est pas le seul ni le premier à choisir le monde indien pour modèle. Avant Diego, il y a eu Hermenegildo Bustos, dont la peinture minutieuse rappelle celle des ex-voto, et Saturnino Herrán qui peint des adolescents indiens dans une pose ambiguë, maniériste. Mais Diego est le premier à exprimer véritablement le monde indien, sa force de vie, son exubérance colorée, son martyre quotidien aussi. Si les fresques de la Preparatoria (commencées en 1922) sont encore très proches de l’Europe de la Renaissance — lourdeur des corps masculinisés, visages tragiques —, c’est dans les fresques du ministère de l’Éducation, à partir de 1923, que Rivera montre ce qu’il recherche dans la réalité indigène : le peuple opprimé porte en lui la révolution, la reconquête de sa liberté, mais aussi les thèmes profonds de la culture mexicaine : la pluie, les travaux des champs, les portefaix courbés, l’obsession de la mort et les rituels de la misa milpera, la communion des travailleurs sous les espèces de la soupe de graines de calebasse et de la tortilla de maïs[95]. C’est dans cette réalité que Diego Rivera puise les éléments de sa foi révolutionnaire. Le monde indien, c’est la révolte contre l’ordre bourgeois, contre l’idée de péché imposée par la religion chrétienne, contre l’hypocrisie puritaine et l’asservissement aux forces de l’argent — l’équivalent des photos subversives d’Edward Weston au Mexique —, le pissing Indian de Tepotzotlan — ou de la furia populaire racontée dans la geste de John Reed.

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91

Ces citations du Journal sont extraites du livre de Martha Zamora, El Pincel de la angustia, Mexico, 1987, pp. 229–232.

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92

In Raquel Tibol, op. cit., pp. 107–110.

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93

In Raquel Tibol, op. cit., pp. 107–110.

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94

Le seul portrait d’Antonia par Diego Rivera figure dans le livre de Leah Brenner, An Artist Grows up in Mexico, New York, 1945.

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95

La cérémonie de la messe fut adoptée spontanément par les populations indiennes au XVIe siècle, particulièrement au Yucatán et sur le haut plateau central. Cette messe, où le maïs (cultivé dans les milpas) symbolisait le dieu jeune identifié au Christ, a survécu jusqu'aux temps modernes, et joua même un rôle dans la guerre des Mayas Cruzoob au Yucatán et au Quintana Roo.