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À son retour d’Europe, en 1921, Diego Rivera avait trouvé le Mexique en pleine ébullition culturelle. Pour la première fois, les artistes, les intellectuels se préoccupaient du monde indien, non seulement dans ses réalisations artistiques prestigieuses de Teotihuacán ou de Chichén Itzá, mais aussi dans sa culture populaire et dans la richesse de son folklore. Le mouvement costumbriste, né durant la période coloniale — avec le fameux Periquillo Sarniento de Fernandez de Lizardi —, trouve un terrain propice dans les idées et utopies de l'après-révolution. Diego est un des acteurs déterminants de ce renversement des valeurs, aux côtés d’écrivains comme Anita Brenner (Idols behind Altars), Martin Luis Guzmán (L’Aigle et le Serpent), Gregorio López y Fuentes (El Indio) ou Ramón Rubin (Cuentos de Indios) — des ethnographes et des folkloristes, Riva Palacio, Carlos Basauri, Gamio, et Vicente Mendoza, fondateur de l’Institut d’études folkloriques en 1936 — et la majeure partie des peintres contemporains : Roberto Monténégro, David Alfaro Siqueiros, José Clemente Orozco, Carlos Mérida, le « docteur » Atl, Jean Charlot, Xavier Guerrero, Rufino Tamayo.

Dans Mexican Folkways, une revue publiée par Frances Toor et Diego Rivera, le peintre lance pour la première fois l’idée de l’art populaire mexicain exposé sur les façades des pulquerías (ces cantines où l’on débite le jus fermenté de l’agave) — et aussi dans les églises : « uniques lieux que la bourgeoisie a laissés en toute propriété au peuple, parce que les tavernes et les sanctuaires jouent le même rôle, et que l’alcool et la religion sont de bons stupéfiants ». Diego enchaîne sur une énumération de noms de pulquerías dans lesquels il perçoit, à la manière des surréalistes, une sorte de poésie spontanée :

« La Grande Étoile. Voyons-nous ce soir. La promenade des filles. Marché de viande. La Dame de la Nuit. L’Amérique. Les hommes savants sans étudier. Au cœur de l’Agave. L’ombre de la nuit entoure le monde. La Révolution[96]. »

Seize ans plus tard, Frida met en application les idées de Diego. Chargée de cours à l’École de peinture et de sculpture appelée « la Esmeralda » (parce qu’elle se trouve au numéro 14 de la ruelle de la Esmeralda, dans la colonie Guerrero), elle emmène ses élèves sur le terrain pour qu’ils apprennent à saisir la beauté de la vie quotidienne. Et quand elle est trop malade pour se rendre jusqu’au centre de Mexico, c’est à Coyoacán que les cours ont lieu, au marché où ils décorent la pulquería « la Rosita », à l’angle des rues de Londres et Aguayo.

C’est aussi l’époque où elle constitue sa collection de tableaux populaires, pour la plupart des ex-voto. La fermeture des églises au temps de Plutarco Elias Calles et la guerre ouverte contre les Cristeros (ces paysans du Centre et de l’Ouest soulevés pour défendre le Christ-roi) avaient permis le pillage des œuvres d’art, et particulièrement des tableaux et des retables primitifs. Le lien de la peinture de Frida Kahlo avec ces peintures naïves est évident. Pour elle, c’est une peinture qui se nourrit du réel, faite de signes et de symboles, et qui agit comme un exorcisme. Au contraire des théoriciens du communisme qui n’y voient que la manifestation d’une force d’aliénation, Frida Kahlo ressent dans cet art populaire la même nécessité, la même interrogation angoissée que celles qui habitent sa propre peinture. Comme pour le monde indien qui crée cette peinture, il s’agit pour elle de l’ultime langage, de l’unique moyen d’expression d’une masse vouée au silence par la force oppressante de la culture bourgeoise. Frida Kahlo ne pouvait manquer de s’identifier à cette peinture, elle qui, par sa condition féminine, par la solitude de la douleur, et par l’éloignement de Diego, se trouvait elle aussi vouée au silence, n’ayant que ses pinceaux et ses couleurs pour s’exprimer et rêver à un espoir plus fort et plus vrai que le réel.

C’est l’époque où Diego et Frida vivent près l’un de l’autre, mais divisés par l’incommensurable distance qui sépare la Maison Bleue de Coyoacán de l’atelier de San Angel. Le contrat équivoque exigé par Frida lors de leur remariage, c’est Diego qui le met en application. Avec la douce cruauté qui le caractérise, il impose à Frida l’épreuve de vérité de la solitude, une solitude parfois insupportable pour elle à cause de la douleur. Les opérations et les rechutes la clouent dans sa chambre-atelier où elle construit cet amour absolu qui la dévore comme un rêve trop vaste pour sa nuit.

Tandis que Diego Rivera est au centre du tohu-bohu de sa vie mondaine, à l’hôtel Reforma où il peint le Rêve d’un après-midi dominical, travaillant aux fresques du Palais National ou à celles de l’Institut de cardiologie, Frida ne peut que construire inlassablement son alphabet de l’imaginaire :

« Vert : lumière tiède et bonne.

« Solferino : Tlapalli aztèque. Sang séché de figue de Barbarie. Le plus vieux, le plus vif.

« Café : couleur de mole, de feuille qui tombe. Terre.

« Jaune : folie, maladie, peur. Partie du soleil et de la joie.

« Bleu de cobalt : électricité, pureté. Amour.

« Noir : rien n’est vraiment noir.

« Vert feuille : feuilles, tristesse, savoir. L’Allemagne est tout entière de cette couleur.

« Jaune vert : encore davantage la folie, le mystère. Tous les fantômes sont vêtus de robes de cette couleur… en tout cas, leurs sous-vêtements.

« Vert sombre : couleur de mauvais augure et de bonnes affaires.

« Bleu marine : distance. La tendresse est parfois de ce bleu.

« Magenta : sang ? qui sait[97] ? »

La fête indienne est sa magie, son almanach sacré. De plus en plus, la peinture lui renvoie son image comme l’unique réalité de sa vie. En 1943, dans un hommage à Frida, Diego parle de ses « retables » :

« Frida est l’unique exemple dans l’histoire de l’art d’une personne qui s’est déchiré la poitrine et le cœur pour rendre compte de la vérité biologique qu’ils contenaient, et qui, possédée par la raison-imagination qui va plus vite que la lumière, a peint sa mère et sa nourrice, sachant en réalité que leurs traits lui étaient inconnus, le visage de la nénène nourricière est seulement un masque indien de pierre dure, et ses glandes, pareilles à des grappes qui dégouttent de lait en une pluie qui féconde la terre, en larmes qui fécondent le plaisir ; et la mère, la mater dolorosa aux sept coups de couteau de douleur qui libèrent l’effusion d’où émerge l’enfant Frida, unique force humaine qui, depuis que le puissant artiste aztèque osa sculpter un accouchement dans le basalte noir, a représenté sa propre naissance dans toute sa réalité[98]. »

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96

Mexican Folkways, juin-juillet 1926.

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97

Journal de Frida Kalho, in Raquel Tibol, op. cit., p. 132.

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98

Diego Rivera, Arte y Política, Mexico, 1979, p. 247.