L’évocation de la déesse parturiente, qui accouche accroupie, une grimace de douleur sur son visage, scelle le pacte moral et esthétique qui unit éternellement Diego et Frida.
Une autre image du monde indien va devenir peu à peu le symbole de l’amour de Diego et de Frida : la sandunga. Cette danse étrange au nom africain, d’abord très lente, puis dont le mouvement s’accélère progressivement, mélange de rituel religieux et de parade amoureuse, les longues robes des Tehuanas balayant le sol, les coupes chargées de fruits posées sur leurs têtes bien droites, tandis que l’homme qui mène la danse tourne en brandissant une croix païenne chargée de fleurs, est l’expression même de la force érotique du monde préhispanique, éternellement vivante malgré la violence et l’asservissement de la Conquête. Tout au long de sa vie, Frida est possédée par cette danse, par ses lents tourbillons, par le visage presque extatique des Tehuanas, que la charge en équilibre au sommet de leur tête oblige à ce port de déesses, buste immobile, bras écartés et lente oscillation du bassin, cette danse qui semble unir dans son mouvement la ferveur ancienne de l’Inde des gitanes, l’orgueil de la musique andalouse, et la puissance sensuelle de l’Amérique indienne, son rituel de fécondation, sa fièvre de vivre.
En 1929, quand Frida épouse Diego, c’est une robe de Tehuana qu’elle revêt pour changer d’apparence, pour quitter le costume de militante du Parti, jupe droite et chemise rouge imitées de Tina Modotti. Et ce n’est pas par hasard qu’elle choisit ce costume qui plaît tant à Diego. La femme de Tehuantepec ou de Juchitán, à l’époque, est devenue l’incarnation de la résistance indigène, et, de plus, l’emblème du féminisme — d’un féminisme essentiel, du triomphe de la liberté de la femme indienne. La légende du matriarcat de Tehuantepec fascine tous les intellectuels de l’entre-deux-guerres, poètes, essayistes et surtout peintres. Pour Saturnino Herrán, le costume ne sert qu’à mettre en valeur des modèles de type andalou, dans un éblouissement de dentelles et de couleurs un peu mièvre. Mais pour Diego Rivera comme pour Orozco, Tamayo, Roberto Monténégro ou Maria Izquierdo, la femme tehuana est inséparable de son pays, cette côte de Tehuantepec, si chaude, si violente, désert tropical, avec ses villages écrasés de soleil et la fête indienne qui résonne dans la nuit.
En 1925, 1928, puis au retour des États-Unis, en 1934, 1935, c’est à Tehuantepec que Diego Rivera va se ressourcer quand il a besoin de ces images fortes, paysages de l’Éden, mais un Éden âpre et poussiéreux, et ces rivières où les femmes aux dos larges, aux épaules de cariatides se baignent nues en toute innocence. Les femmes au bain de Diego Rivera, sur la plage de Salina Cruz, sont ses Baigneuses de Cézanne ou ses vahinés à la manière de Gauguin. C’est la même nonchalance, la même provocation innocente, la même apparence : longue jupe multicolore, buste dénudé, et la chevelure tressée mêlée de fleurs d’hibiscus. On fait le voyage à Tehuantepec, dans les années 30, pour retrouver le mythe du paradis terrestre, comme le note le cinéaste Sergueï Eisenstein dans son Journal : « L’Éden n’était nulle part dans la région entre le Tigre et l’Euphrate, mais évidemment ici, dans un lieu qui se trouvait entre le golfe du Mexique et Tehuantepec[99]. » Edward Weston, Tina Modotti, Lola Alvárez Bravo et beaucoup d’autres reviennent de Tehuantepec et de Juchitán avec d’extraordinaires clichés de ces femmes si belles, si audacieuses, qui gèrent le commerce dans les villages de l’isthme et vivent une sexualité épanouie, libre de toute notion de péché et de tout interdit. Paul et Dominique Éluard, qui voyagent au Mexique au moment de l’exposition surréaliste, sont tellement enthousiasmés par la beauté et la liberté des femmes tehuanas qu’ils décident même de s’y marier selon le rituel indigène.
C’est le modèle tehuana que Frida suit d’abord, instinctivement, et qui devient ensuite sa seconde nature, sa personne extérieure, son armure. Elle s’habille comme elles, se coiffe comme elles, et parle comme elles, avec la même audace et la même sincérité, dont le romancier Andrés Herrestrosa dit : « Chez les femmes de Juchitán, il n’y a aucune inhibition, ni rien qu’elles ne puissent dire ou faire[100]. »
Ces femmes que Vasconcelos décrit « ornées de colliers et de pièces d’or, portant leurs blouses bleues ou orange, qui blaguent ou marchandent avec des voix enflammées[101] » — ces femmes qui sont le symbole de l’indianité, et en même temps font penser aux gitanes, comme le dit Olivier Debroise, par le mélange de « rébellion féminine, de sexualité libre, de commerce ambulant et de magie », sont pour Frida tout ce qu’elle veut être elle-même : des « tours qui marchent » telles que les décrit Elena Poniatowska dans le beau livre d’images de Graciela Iturbide qui montre bien les Tehuanas dans leur sublime permanence. Le rythme lent de la sandunga emporte Frida dans ses rêves, éternellement aux côtés de Diego, dans le cercle rituel de la danse, offrande de fertilité et tourbillon vertigineux de l’amour « la sandunga est l’hymne de Tehuantepec comme la llorona est celui de Juchitán, toutes deux musiques qu’on peut valser, ah, pauvre de moi, llorona, llorona, llorona d’hier et d’aujourd’hui, en avant, en arrière, la jupe balayant un cercle sur le sol que frappent les pieds nus. Les chansons ancestrales sont délicates, mélancoliques et lentes, jouées sur des instruments primitifs, conques, bongos, tambours (baquetas), les marimbas rapportées d’Afrique, les flûtes en bois et en bambou qu’on appelle pitos, le tambour qu’on appelle caja, et le bigu indien, la carapace de tortue qui pend au cou du musicien[102]. »
Mystérieuse comme les profondeurs de la mer, la Tehuana del hondo mar que célébrait le poète juchitèque Juan Morales[103].
Femme dans laquelle Weston voyait l’héritière des antiques Atlantes, si libre, si belle, si heureuse de son corps et de son destin, que la sandunga emporte dans le rêve de Frida, dans l’éternité de la fête indienne — jusqu’au bout du rêve, puisque c’est dans l’éblouissant costume de la Tehuana qu’elle interroge le monde, portant le sceau de Diego au front, pareille à une mariée prisonnière de son propre pouvoir.
Et c’est dans la longue robe blanche qu’elle quitte le monde des hommes.
LA RÉVOLUTION, JUSQU’AU BOUT
Même s’ils sont tous deux issus de la petite bourgeoisie qui bénéficiait de l’ère de Porfirio Díaz, Diego Rivera et Frida Kahlo n’ont pas eu la même expérience de la politique. La prise de conscience de Diego a été lente et mûrie par l’expérience européenne, par le choc de la guerre, par la rencontre à Montparnasse d’Ilya Ehrenbourg, de Picasso, d’Élie Faure, par ses relations avec la petite communauté d’immigrés venus de Russie, où circulait avant 1914 le ferment de la révolution. Frida Kahlo, elle, fut à la fois beaucoup plus intuitive et beaucoup plus passionnée. À sa confidente de la fin de sa vie, Raquel Tibol, elle avouait : « Ma peinture n’est pas révolutionnaire. Pourquoi essaierais-je de me faire croire que ma peinture est combative ? Je ne peux pas[104]. » La révolution de Frida n’est pas celle de Diego. Son combat, en effet, n’a rien à voir avec l’engagement politique, ni avec la finalité éducative que le Parti assigne à l’art. Toute sa vie, elle reste en retrait de Diego dans la lutte politique, même si elle est avec lui, au premier rang des manifestations, à ses côtés chaque fois que cela est nécessaire. Il y a quelque chose d’ambigu, de difficultueux dans sa volonté de soutien aux communistes, quelque chose de contradictoire qui l’empêche de soumettre son art à la ligne de conduite du Parti. Pour Frida, l’art n’est ni un moyen de communication, ni une symbolique. C’est, littéralement, son seul moyen d’être elle-même, d’exister, de survivre à la ruine des sentiments et du corps. L’art, au fond, est sa seule intégrité, et c’est pourquoi elle ne peut rien accepter qui en limite la liberté, qui en dénature le sens — aucune appropriation. Elle a refusé la tutelle des surréalistes, et de la même façon, jusqu’au bout, elle refusera pour son art l’interprétation politique et les facilités d’une finalité.
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In Elena Poniatowska et Graciela Iturbide,