Mais il y a de l’amertume dans la vindicte du vieux guérillero de l’art, amertume devant l’inévitable déclin de cette peinture qu’il a voulue populaire et qui est devenue malgré lui œuvre de musée, objet de spéculation des riches et des puissants. L’ère de la Révolution est terminée. Pour faire face à ses besoins d’argent — la construction de cette pyramide chimérique — l’Anahuacalli —, œuvre majeure de sa vie, dans laquelle il voit un autel à la gloire de la culture préhispanique et le symbole de la résistance à l’oppression de la culture impérialiste de l’Europe et de l’Amérique ; mais aussi le paiement des opérations et des soins médicaux constants de la pauvre Frida — Rivera est obligé de peindre sans cesse des tableaux, des aquarelles, de participer à des livres d’art, voire d’accepter des chantiers d’un goût douteux, comme la décoration du bar Ciro’s de l’hôtel Reforma — bien loin des pulquerías des années 1925 que Diego parcourait pour Mexican Folkways, et dont les noms résonnaient comme les poèmes de la jeunesse révolutionnaire, La Copa del Olvido, La Revolución, Los Changos vaciladores, aiguisés et chargés de l’ironie qui est la véritable arme du peuple.
L’un des derniers combats de Diego, il ne le livre pas dans les salles des palais du peuple, ni dans un musée, mais en 1947, dans la salle à manger de l’hôtel del Prado, avec une peinture qui est comme son autobiographie, jusqu’à la caricature : le Rêve d’un après-midi dominical au parc de l’Alameda, où toutes les figures de sa vie sont debout, comme pour un portrait fantomatique, depuis le graveur José Guadalupe Posada, en géant débonnaire donnant le bras à la mort catrín, la citadine facile aux atours frivoles de la Belle Epoque, jusqu’à Frida elle-même, à côté de José Martí, vêtue de sa robe de Tehuana, portant en effigie le signe du yin et du yang et posant la main sur l’épaule de son fils unique, Diego sous les traits d’un petit garçon d’une douzaine d’années — l’âge où il entra pour la première fois à l’Académie de San Carlos. Sur le tableau figure, écrite en toutes lettres, la phrase prononcée en 1838 par Ignacio Ramirez — surnommé le Nigromant par ses condisciples — lors d’une réunion à l’Académie des lettres de Letran : « Dieu n’existe pas. » La provocation ne manque pas de faire son effet, et le tableau est agressé par des étudiants catholiques qui le lacèrent et grattent au canif l’inscription blasphématoire.
La campagne de presse qui s’ensuit n’est pas pour déplaire à Diego, qui retrouve toute l’ardeur de sa jeunesse pour fustiger les bigots et le vieil ennemi du peuple, le clergé catholique. Dans le Mexique de l’après-guerre, dominé par la politique de réconciliation de don Miguel Alemán favorisant les alliances avec la bourgeoisie et les grands propriétaires, la peinture de l’hôtel del Prado — qui a valu le refus de l’archevêque de Mexico de venir bénir le nouvel établissement — est plus qu’une provocation, elle est un rappel à l’esprit de la révolte, le seul idéal du Mexique pour Diego Rivera : « L’art, écrit-il plus tard dans Indice, socialement parlant, a un contenu intrinsèquement progressiste, c’est-à-dire subversif, car il ne saurait y avoir de progrès sans une subversion organisée, c’est-à-dire une révolution[110]. » Devant les journalistes, il fait valoir que, si la phrase litigieuse a pu être prononcée publiquement en 1838 à l’Académie de Letran, et qu’elle ne peut figurer sur un tableau cent dix ans plus tard, c’est que la liberté acquise par Benito Juárez n’existe plus et qu’il faut recommencer, comme en 1857, « jusqu’à la victoire de Querétaro[111] ».
Comme il l’a toujours fait, Diego cherche l’appui des puissants, et particulièrement des États-Unis, et il le trouve paradoxalement en la personne du cardinal Dougherty, archevêque de Philadelphie, en visite à Mexico et qui se prononce en faveur de Rivera et du droit à la liberté d’expression. Le tableau restera cependant interdit au public, recouvert d’une bâche, jusqu’en 1956, quand le vieux peintre, usé par la maladie mais n’avant rien perdu de son humour, devant la presse convoquée spécialement à cet effet, effacera lui-même la phrase scandaleuse et descendra de l’échafaudage en déclarant : « Je suis catholique », ajoutant même ce commentaire venimeux : « Et maintenant, vous pouvez téléphoner la nouvelle à Moscou ! »
À la fin de sa vie, la révolution est redevenue pour Diego Rivera ce qu’elle a été dans sa jeunesse, quand l’ogre de Montparnasse, aux côtés de Picasso et de Modigliani, provoquait la bourgeoisie bien-pensante de l’Europe, préfigurant le tumulte et le renversement des valeurs qui allaient bientôt précipiter le Mexique dans le plus grand vertige de son histoire. Sa révolution est solitaire, provocatrice, agressive, profondément individualiste. Elle emprunte avant tout le chemin de l’art, de son art, impérieux, sensuel, sans compromis, échappant à toute banalité, inventant à chaque instant la logique de l’extraordinaire.
Au cœur de sa révolution, il y a Frida. Elle est bien la niña de mis ojos, « la prunelle de mes yeux », celle par qui il perçoit vraiment le monde, celle qui est dans son secret, dans son âme, qui l’habite comme son double, qui le guide, l’inspire, le détermine. Frida Kahlo est sans aucun doute l’une des personnalités les plus fortes parmi les femmes de l’ère révolutionnaire au Mexique, et c’est grâce à elle que Diego va jusqu’au bout de sa révolution, sans s’arrêter en chemin comme l’ont fait Vasconcelos ou Tamayo, séduits par le pouvoir ou effrayés par les risques. L’ardeur juvénile au combat, c’est Frida qui la lui insuffle, cette ardeur pareille à une fièvre qui l’anime et la consume même lorsqu’elle est clouée au lit par la souffrance, incarcérée dans ses corsets d’acier, soumise aux soins les plus cruels — élongation de la colonne vertébrale, ponctions, opérations continuelles qui transforment son corps en un objet médical cousu de cicatrices — comme dans le cruel Arbre d’espoir, tiens-toi droit de 1946, où Frida se tient assise à côté de son double fantomatique allongé sur une civière, devant un désert fissuré qu’écorchent le soleil et la lune impitoyables.