Au fond, la chose extraordinaire tout au long de l’existence chaotique du couple Diego/Frida, c’est qu’il était difficile de réunir deux êtres plus dissemblables. Tous deux sont des créateurs, et tous deux sont révolutionnaires, mais leur création et leur révolution sont diamétralement opposées, et diamétralement opposées leurs idées sur l’amour, sur la recherche du bonheur, sur la vie elle-même. Comparée à la passion politique et aux intrigues du milieu de Diego Rivera — cette sorte de mouvement de balancier qui le fait osciller sans cesse entre le pouvoir et la foi révolutionnaire, entre les États-Unis et l’Union soviétique —, la vie de Frida est d’une lumineuse simplicité. Dès l’adolescence — au temps de la Preparatoria — elle est engagée politiquement, enthousiasmée par les grandes figures déjà mythiques de la Révolution russe, Kerenski, Lénine, Trotski, et par les héros populaires de la Révolution mexicaine : Francisco Madero, Alvaro Obregón, et surtout les caudillos, le bandit Villa et l’archange indien Emiliano Zapata, assassinés par les traîtres au service de l’impérialisme yankee alors qu’elle était encore une enfant. La personne qui a le plus compté dans la formation des idées de Frida Kahlo, la révolutionnaire italienne Tina Modotti, est aussi celle dont elle se rapproche le plus, armée de la même détermination, de la même sombre ardeur, poursuivant le but qu’elle s’est fixé sans faiblesse, sans jamais se détourner. Frida, dans sa jeunesse, aurait très bien pu faire sien l’aveu de Tina à Edward Weston dans une lettre écrite en 1925 : « Je mets trop d’art dans ma propre vie — je veux dire trop d’énergie — et par conséquent il ne me reste rien pour l’art, et par art, je veux dire la création, quelle qu’elle soit[112]. » L’énergie, pour Frida Kahlo, est aussi la force qui l’entraîne dans le mouvement révolutionnaire — même si cette force n’a pas le même objet que pour Tina Modotti. Pour elle, la quête de l’intégrité physique et mentale est semblable à la quête de l’intégrité des opprimés, à leur soif de vérité, à leur libération de l’aliénation. Au moment de la rupture de Diego Rivera avec le Parti communiste, Tina Modotti a un mot cruel et méprisant à propos du peintre ; elle dit de lui à Weston : « C’est un passif. » L’engagement politique de Frida est au contraire totalement actif, elle y consacre toute sa vie, et la peinture, comme parfois les mots, ne lui servent qu’à exprimer ce désir de liberté.
Même l’amour pour elle est une révolte. L’amour doit brûler, emporter, il est religion et rite, il est volonté de sacrifice, pour lui elle brise tout, son instinct maternel, les distractions et le luxe de sa jeunesse, et d’une certaine manière, jusqu’à son ambition de peintre et son orgueil de femme. Toute sa vie, Frida est restée fidèle à l’idéal des années 1927-28, le temps des manifestations et du comité Manos fuera de Nicaragua — le soutien au révolutionnaire César Augusto Sandino luttant contre la mainmise de la United Fruit et de l’impérialisme nord-américain sur son pays, et tombé, lui aussi, sous les balles des assassins. Fidèle à l’idéal de l’amour, tel que le symbolisait le couple de Tina Modotti et Julio Antonio Mella, cet amour parfait qui unissait les corps — Tina, si belle, avec ce visage de Méditerranéenne, ce corps sculptural photographié par Weston, et Mella, aux traits de zambo, métis de Noir et d’Indien, d’une beauté romantique, toujours vêtu de sa chemise de ferrocarrilero et coiffé d’un panama — et qui unissait aussi les esprits dans l’absolu révolutionnaire. Cet amour brisé tragiquement au soir du 10 janvier 1929 quand Mella tomba sous les balles des sbires du tyran Machado, et mourut dans les bras de Tina.
Alors, vingt ans plus tard, Frida Kahlo n’a pas changé. Elle garde la mémoire de tous ceux qu’elle a connus en ces temps exceptionnels, et de tout ce en quoi elle a cru, ce pour quoi ils combattaient. Il est vrai que sa peinture n’est pas « révolutionnaire » et qu’elle ne témoigne pas de ses engagements politiques, contrairement à l’œuvre grandiose des muralistes. Mais sa révolution est autre, son combat n’est pas celui de l’art engagé. Son combat est intérieur, il parle du quotidien, de la vie solitaire qu’elle mène, de la prison de la souffrance, des blessures de son amour-propre, de la difficulté d’être une femme dans la société mexicaine dominée par les hommes. Sa révolution, c’est aussi sa révolte, le regard d’amour et de crainte qu’elle pose sur ce qui l’entoure, l’obsession de la mort, la compassion qu’elle ressent pour tout ce qui est tendre et faible, le rêve d’un embrassement universel, cet univers angoissé et délicat qui tourne autour de la Maison Bleue, de son jardin, des animaux qui partagent sa vie. Sa révolution, c’est l’explosion de la souffrance dans son corps, les doses de plus en plus fortes de calmants (le Demerol) qu’elle doit prendre pour supporter la douleur, la bouffée de marijuana qu’elle aspire, anxieusement, pour se libérer du mal, pour voler un moment d’irréalité et d’oubli.
Sa révolution, c’est l’espoir continuel qu’elle garde de venir à bout de ses maux et de ses difficultés, cet Arbre de l’espérance qu’est devenue sa colonne vertébrale brisée, raccommodée à coups d’opérations et de greffes osseuses. Les tableaux qu’elle peint durant ces années expriment son changement d’attitude envers la vie. Les scènes morbides et sanglantes ont fait place à une sorte de sérénité désespérée sans équivalent dans l’histoire de la peinture. Derrière le masque toujours impassible, le vide et l’angoisse ont creusé le vertige, une interrogation renvoyée sans fin entre les murs réfléchissants des miroirs disposés autour d’elle. C’est ainsi que Lola Alvarez Bravo l’a saisie dans les extraordinaires clichés pris à Coyoacán en 1944 : Frida amoureuse de son reflet, disposant autour d’elle les miroirs où se prend au piège son image[113]. Ce n’est pas son image qu’elle aime, c’est cette réalité physique, la chaleur de la vie, la tendresse des sentiments qui maintenant peu à peu lui échappent, se retirent d’elle comme une eau en décrue, et la laissent dans la froideur.
Il y a ce dessin d’elle-même, portant au front une hirondelle dont les ailes se confondent avec ses sourcils noirs, souvenir du temps où Diego lui disait que ses sourcils lui faisaient penser aux ailes noires d’un merle en train de voler, la main de la destinée en boucle d’oreille, le collier végétal où se mêlent ses cheveux et, toujours, les larmes qui s’accrochent à ses joues. Il y a le portrait saisissant qu’elle fait d’elle-même en juillet 1947, le mois où elle accomplit sa quarantième année (fidèle à son mythe, elle écrit sur la dédicace : « Ici j’ai fait mon portrait, moi, Frida Kahlo, avec l’image de mon miroir. J’ai trente-sept ans. ») — les cheveux défaits tombant sur son épaule droite, le visage amaigri, creusé par la souffrance, avec ce regard qui questionne, qui fixe à travers tous les écrans et tous les trompe-l’œil, regard distant et insistant comme une lumière qui voyage à travers l’espace longtemps après la mort de l’astre. Frida Kahlo n’a peint aucun tableau révolutionnaire, et pourtant il n’y a peut-être pas eu, dans l’histoire de la peinture contemporaine, de tableau plus dérangeant, plus déroutant, plus bouleversant que cet autoportrait — pour trouver une équivalence, il faudrait remonter jusqu’à la source de l’art moderne, dans les autoportraits de Rembrandt conservés au Mauritshuis, à La Haye.
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