LES MORTS EN VACANCES
La Maison Bleue de Coyoacán s’est refermée sur Frida comme un piège dont seule la peinture peut encore, par moments, la libérer. Diego Rivera, à l’extérieur, continue d’être pris par le tumulte du monde — sa liaison tapageuse avec l’actrice Maria Félix, qui l’accompagne aux États-Unis, et qu’il ose même peindre en mère indienne, serrant contre elle son enfant. Il ne va plus guère à Coyoacán. Il vit partout, travaille dans son studio de San Angel. Après la période d’éclipse qu’il a connue à la fin du règne de Lázaro Cardenas, Diego redevient l’homme à la mode, celui dont on parle le plus, qui défraie la chronique par ses prises de position, par ses conquêtes féminines, par sa formidable puissance de travail. Il mène simultanément plusieurs chantiers — au Palais National, à l’hôtel del Prado, et puis ce projet pratiquement irréalisable et qui, pour cela même l’enchante le plus, celui d’une fresque sur l’Eau, origine de la vie, qui doit être submergée dans un réservoir de Chapultepec. Diego est véritablement le soleil, l’astre cruel qui suit sa course, féconde les calices sexués des plantes, puis les brûle et les flétrit — tel que le peint Frida en 1947 dans Le Soleil et la Vie. La révolution des hommes, comme la révolution des astres, ne peut pas être celle des femmes, puisque la société a dévolu aux uns le pouvoir de porter la mort, aux autres la souffrance et l’amour de la vie.
L’année 1950-51 est terrible pour Frida Kahlo. Un début de gangrène au pied droit nécessite l’amputation des orteils. Une opération à la colonne vertébrale, au cours de laquelle le docteur Juan Farill, de l’Hôpital Anglais, a tenté une greffe osseuse, se solde par une infection, et Frida, entre mars et novembre 1950, doit subir six interventions. Malgré la présence à ses côtés de Diego, ému par sa détresse, elle est à bout de forces, mais non à bout d’énergie. Dans sa chambre d’hôpital, clouée sur son lit et corsetée d’acier et de plâtre, elle sait encore rire de sa propre douleur et organiser autour d’elle un théâtre humoristique et provocateur. Elle décore sa chambre et jusqu’à ses affreux corsets, se fait photographier couchée sur son lit d’hôpital, en train d’embrasser Diego, portant peints sur son corset l’étoile, la faucille et le marteau du Parti communiste. Diego retrouve alors pour elle les gestes de tendresse de leurs premières années de mariage. Pour la distraire, il s’assoit à côté d’elle, lui chante des chansons, grimace, raconte des mensonges. Adelina Zendejas relate que, rendant visite à Frida à l’hôpital, elle vit Diego danser pour elle autour de son lit en rythmant sa danse avec un tambourin comme un montreur d’ours[114]. Dans son Journal, Frida résiste encore à son vertige de destruction :
« Je ne souffre pas. Seulement de la fatigue […] et comme c’est naturel, très souvent je ressens du désespoir, un désespoir qu’aucun mot ne pourrait décrire. […] J’ai beaucoup de volonté pour la peinture. Par-dessus tout la transformer, pour qu’elle serve à quelque chose, puisque, jusqu’à maintenant, je n’ai fait que peindre l’expression de mon honorable personne, absolument étrangère à tout ce qui peut dans la peinture être utile au Parti. Je dois lutter de toutes mes forces pour que ce qui reste de positif dans mon état de santé serve la Révolution. C’est l’unique raison que j’ai de continuer à vivre[115]. »
Frida entretient depuis toujours des relations privilégiées avec ses médecins, qui deviennent très vite ses confidents, voire ses confesseurs. Comme naguère au docteur Eloesser à San Francisco, elle écrit au docteur Farill des lettres commençant par le même caressant « Doctorcito », pour vaincre son angoisse devant les opérations qu’il juge inévitables, et lorsque tout est terminé, elle le remercie en peignant son portrait, sur une toile accrochée au chevalet, à côté d’elle vêtue du quechquemitl blanc d’Oaxaca et de sa longue jupe noire, assise sur sa chaise d’infirme ; afin que la relation de l’art de la vie ne fasse aucun doute, elle représente, en guise de palette, son cœur aux artères apparentes, et dans sa main droite les pinceaux sont imprégnés de son sang.
Dans cet état d’extrême faiblesse, elle est attentive à tout, elle guette avec une angoisse décuplée le monde extérieur. Sa souffrance devient un nouveau langage, un moyen de perception exacerbé de tout ce qui l’entoure. Elle rejoint ceux qu’elle a toujours aimés, les Indiens humiliés, les femmes de Coyoacán, les enfants que Diego a peints pour elle, et dont le regard ne cesse d’interroger, comme celui du cerf blessé qu’elle a choisi pour emblème quelques années auparavant.
Dans la solitude de Coyoacán, si loin de Diego, si loin de ses amis qui mènent leur vie au centre brûlant de Mexico, l’attente est longue, interminable. Elle recommence par le commencement, peignant le tableau esquissé à l’hôpital et qui prolonge celui qu’elle a peint en 1936, au début de sa carrière : l’arbre généalogique de la famille Kahlo où figurent ses sœurs, son neveu Antonio et, au centre, le fœtus de l’enfant qu’elle n’a jamais pu mettre au monde.
Pour la première fois depuis 1943 elle peint aussi une suite de natures mortes, à la manière des tableaux naïfs de Hermenegildo Bustos, le peintre d’ex-voto du Guanajuato. Des paniers de fruits, aux couleurs violentes, aux chairs sanglantes, des fruits ouverts à la peau écartée, montrant le secret de leurs graines, la lumière interdite de leur intérieur, la peur, l’angoisse sont partout, jusque dans les choses les plus simples ; une des natures mortes s’intitule : la Novia que se espanta de ver la vida abierta (« La fiancée effrayée devant le spectacle de la vie ouverte »). On y lit, écrit avec les racines, « Naturaleza viva », « Luz », « Viva la Vida y el Doctor Juan Farill ». Dans son Journal, elle écrit le poème de la vie éternelle dont elle rêve : « Mirto Sexo Lave Suave Brota Licor Amor Gracia Viva » (« Myrte sexe clé douce jaillit liqueur amour grâce vive »).
Diego Rivera, comme toujours, s’est lancé dans un nouveau combat, autour de la création d’une fresque mobile pour le Palais National. Trois ans après le Rêve, il réitère la provocation contre la bourgeoisie avec Cauchemar de la guerre et rêve de paix, destiné à l’exposition « Vingt siècles d’art mexicain », qui doit avoir lieu dans les capitales européennes (Paris, Londres, Stockholm), exposition organisée par le compositeur Carlos Chavez, directeur de l’Institut des beaux-arts et avec qui il a travaillé naguère à la représentation du ballet H.P. à New York. Dans son tableau, où Frida figure pour la dernière fois au côté de Cristina, assise sur une chaise d’infirme, Diego fait figurer les grands héros révolutionnaires, Staline et Mao Tsé-toung, triomphant des ennemis du genre humain présentés sous les traits des impérialistes : John Bull, l’Oncle Sam et la belle Marianne.
Le scandale éclate quand le ministère de la Culture refuse le tableau de Rivera pour des raisons de convenance politique. Diego accuse le président Miguel Alemán de briguer le prix Nobel de la Paix et d’avoir agi avec excès de prudence, afin de ne pas incommoder le jury en cautionnant un tableau à la gloire de la Révolution[116].
Frida a quitté sa chambre pour poser devant Diego, assise sur sa chaise roulante. Mais, dans le fond, les provocations de Diego ne la concernent plus vraiment. Dans l’extrême solitude de la douleur, sa foi en la révolution s’est transformée en une sorte de rêve mystique, dans lequel elle se représente elle-même, dans un de ses derniers autoportraits, floue, presque fantomatique, à côté du portrait de Staline pareil à un paysan mexicain, image stéréotypée du père. Diego figure encore sur le même tableau, mais sous la forme d’un soleil incandescent. Dans l’une de ses dernières œuvres, peinte en 1954, où la vision est envahie par le trouble de la drogue, Frida figure un miracle à la manière des ex-voto qui ornent sa maison : Le marxisme guérira les malades, dans lequel, soutenue par les mains de l’idéologie, et sous le regard de Marx, Frida se tient debout, son visage éclairé d’une joie intérieure, rejetant au loin ses béquilles.
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Le tableau sera plus tard vendu (pour trois mille dollars) au gouvernement de la Chine populaire, et disparaîtra en 1968 dans la tourmente de la Révolution culturelle.