Mais le miracle n’a pas lieu — seulement dans l’imaginaire de Frida. Au début de l’année 1953, elle est dans un tel état d’épuisement que Diego décide d’accélérer les préparatifs de la grande rétrospective prévue par l’Institut des beaux-arts et d’offrir à Frida une fête — ce sera sa dernière fête. La photographe Lola Alvárez Bravo, l’amie de toujours, propose que la réunion ait lieu chez elle, dans sa galerie d’art contemporain de la rue Amberes, dans la « zone rose » de Mexico. La perspective de cette exposition — dans laquelle va être réunie la plus grande partie de son œuvre, depuis les premiers portraits de sa sœur Cristina, jusqu’aux tableaux les plus récents, Le Cerf blessé, Diego et moi et Embrassement d’amour — est le miracle attendu par tous, car Frida reprend courage et participe aux préparatifs de la fête. Elle rédige elle-même les invitations, sous la forme d’une poésie inspirée des corridos populaires qu’elle aime, mélange de sarcasme et de tendresse :
Une photo de Lola Alvarez Bravo, prise peu de temps avant l’exposition, montre Frida Kahlo dans sa chambre de Coyoacán, préparée pour la fête, vêtue de la blouse brodée d’Oaxaca, coiffée de ses tresses et portant ses bijoux, mais son visage émacié exprime l’angoisse, la lassitude. Le 13 avril 1953, Frida est si malade que Lola songe un instant à annuler l’exposition. Mais Diego a l’idée étonnante de transporter le grand lit à baldaquin de Frida jusqu’au centre de Mexico. Le lit est monté dans la galerie, Frida arrive en ambulance et on la dépose délicatement, vêtue de sa plus belle robe zapotèque, maquillée et portant ses boucles d’oreilles d’or et de turquoises. Entre sept heures trente et onze heures du soir, raconte Lola Alvárez Bravo[118] un public ému et enthousiaste se presse dans la galerie, et exprime son admiration et son affection pour la femme brisée qui sourit héroïquement dans le lit où elle a peint la plus grande partie de ses autoportraits. Tous les amis de Diego et de Frida sont venus pour la fête : son amie d’enfance Isabel Campos, Alejandro Gómez Arias, Carlos Pellicer, Carmen Farell, les Fridos de la Esmeralda, Guillermo Monroy, Arturo Garcia Bustos, Fanny Rabel, Teresa Proenza, la secrétaire de Diego, Aurora Reyes, et les médecins favoris, le docteur Roberto Garza et le docteur Velasco. Le vieux « docteur » Atl, l’ancêtre du muralisme mexicain, vint lui aussi un bref instant, appuyé sur ses béquilles (il était amputé d’une jambe) et serra les mains de Frida. La chanteuse Concha Michel, l’une des premières à l’avoir connue aux réunions du Parti communiste au temps de la Preparatoria, chanta ses corridos préférés, La Adelita, Pobre venadito (« Pauvre petit cerf »), et le romancier Andrés Herrestrosa interpréta pour elle les chansons de Tehuantepec, la Sandunga et la Llorona.
La fête fut un succès total, la démonstration de l’affection des gens de Mexico pour Frida, et la preuve d’amour de Diego : « Elle arriva, raconte-t-il, dans une ambulance, comme une héroïne, au milieu de ses admirateurs et de ses amis », et il ajoute avec vérité : « Frida resta assise dans la salle, apaisée et heureuse, contente de voir le grand nombre de gens venus l’honorer avec tant d’enthousiasme. Elle ne dit pratiquement rien, mais j’ai pensé plus tard qu’elle avait certainement réalisé qu’elle faisait là ses adieux à la vie[119]. »
Les lendemains de la fête furent en effet terribles. Quelques mois plus tard, sa jambe droite atteinte par la gangrène, Frida Kahlo fut transportée à l’hôpital, où le docteur Velasco et le docteur Farill lui annoncèrent qu’elle devait être amputée. Elle fit face à la situation avec le courage habituel, exorcisant son angoisse au moyen d’un dessin sur son Journal, représentant sa jambe droite sectionnée, avec ce seul commentaire :
« Des pieds, pourquoi est-ce que j’en voudrais si j’ai des ailes pour voler ? »
Désormais la peinture lui est de plus en plus difficile. L’épuisement nerveux, la dépression due à l’usage des stupéfiants ne lui permettent plus de se battre avec les armes des pinceaux et des couleurs. Seuls les crayons et la plume, sur les pages du Journal, lancent des mots épars :
Danza al sol,
(chiens et hommes à têtes de chien).
Alas rotas
¿ Te vas ? No.
(l’ange brisé)
et la représentation du corps humain sacrifié, avec cette devise :
Yo soy la desintegración.
La mort l’obsède, celle qui rôde autour d’elle, qui enlève la vie de ses amis, de Chabela Villaseñor : « Chabela. Jusqu’à ce que moi aussi je parte, jusqu’à ce que je te retrouve sur le même chemin. Bonne route, Chabela. Rouge, rouge, rouge. Vie. Mort. Cerf. Cerf. » (écrit dans son Journal, durant l’hiver 1953). C’est durant cet hiver qu’elle fait une tentative de suicide, qu’elle promet dans son Journal de ne pas recommencer à cause de la détresse de Diego.
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