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« Tu veux te tuer, tu veux te tuer avec le couteau morbide qu’ils surveillent. Oui, c’était bien de ma faute J’admets que c’était ma grande faute Très grande comme la douleur. »

Après l’opération, elle confie à Bambí : « J’ai été amputée de la jambe, et jamais je n’avais souffert autant. Il me reste un choc nerveux, un déséquilibre qui change tout, jusqu’à la circulation du sang. Il y a sept mois que j’ai été opérée, et tu vois, je suis encore là, j’aime Diego plus que jamais, et j’espère lui servir encore à quelque chose, et continuer à peindre avec toute ma joie, et puisse-t-il ne jamais rien arriver à Diego, parce que si Diego venait à mourir, je partirais avec lui, coûte que coûte. On nous enterrera tous les deux. Qu’on ne compte pas sur moi pour vivre après Diego. Vivre sans Diego, je ne le pourrai pas. Pour moi, il est mon fils, il est ma mère, mon père, mon époux, il est mon tout[120]. »

La destinée ne voulait pas, en effet, que Frida survécût à Diego. L’amputation entraîna la perte progressive de cette énergie qui avait maintenu Frida en vie, malgré tant de douleur et de désespoir. Ce que Diego Rivera appelle « la ténèbre de la douleur », « le fond tendre où naissent la lumière merveilleuse de sa force biologique, sa sensibilité si fine, son intelligence resplendissante et son courage invincible pour lutter pour vivre et pour montrer à ses camarades humains comment faire face aux forces contraires et les vaincre afin d’atteindre une joie supérieure, contre quoi rien ne pourra résister dans le monde du futur[121] ».

Le retour de la saison des pluies, en juin 1954, marque une amélioration trompeuse dans l’état de santé de Frida. Elle semble avoir repris le dessus, et tendre vers un nouvel avenir dans la peinture, à l’unisson du combat de Diego pour l’avènement du communisme universel. Dans son Journal, à la date du 4 novembre 1953, elle écrit sa conviction presque mystique : « Je ne suis rien qu’une cellule du complexe mécanisme révolutionnaire des peuples, qui travaille pour la paix, née au sein des nouveaux peuples russe — soviétique — chinois — tchécoslovaque — polonais, à qui je suis unie par le sang, ainsi qu’aux Indiens du Mexique. Dans cette multitude d’hommes asiatiques, il y aura toujours l’image de mon visage, celle des Mexicains, de peau sombre et de traits harmonieux, et leur élégance sans faille. Alors les Noirs aussi seront libres, eux qui sont si beaux et si vaillants[122]… » Durant les séjours qu’elle fait à Coyoacán, elle peint ses seuls tableaux « révolutionnaires », où Marx et Staline figurent comme des dieux tutélaires. Le 2 juillet, malgré les recommandations du docteur Farill, Frida sort de chez elle pour accompagner Diego et le peintre Juan O’Gorman à un meeting contre l’intervention américaine au Guatemala, en soutien au président Jacobo Arbenz et aux communistes guatémaltèques. Le président Arbenz, après avoir nationalisé les plantations de la United Fruit, a été chassé du Guatemala par Carlos Castillo Armas, soutenu par la CIA. La veille de la manifestation, Frida a rencontré Adelina Zendejas, qui doit partir pour le Guatemala, et elle lui a même demandé de lui ramener un enfant indien à adopter[123]. Le froid de l’après-midi pluvieux sur le Zócalo lui est fatal. Une pneumonie mal guérie reparaît et, le jour suivant, Frida est mourante. Malgré la fièvre, elle est d’une lucidité extrême. Sur les pages de son Journal, elle écrit sa certitude de mourir bientôt, emportée dans cet ultime tourbillon, ce bal funèbre qui enivrait le dessinateur Posada, MUERTOS EN RELAJO, les morts en vacances. Elle est seule dans la maison de Coyoacán, entourée seulement de ses servantes. Dans le jardin, ses chiens inquiets s’abritent de la pluie devant la porte fermée.

Diego Rivera a rapporté plus tard à Gladys March les derniers instants qu’il a passés avec Frida.

« La nuit précédente, elle m’avait donné la bague qu’elle avait achetée pour notre vingt-cinquième anniversaire [de mariage], qui devait avoir lieu dans dix-sept jours. Je lui avais demandé pourquoi elle m’en faisait cadeau si tôt, et elle m’avait répondu : “Parce que je sens que je vais te quitter dans peu de temps[124].” » Sur la dernière page de son Journal, Frida marque, à côté du dessin qui représente l’ange noir de la mort, les mots les plus terribles et les plus durs de sa vie, les mots qui expriment véritablement son caractère sans faille :

« Espero alegre la salida — y espero nunca volver. » (« J’espère que la sortie sera heureuse — et j’espère ne jamais revenir. »)

Frida mourut le 13 juillet, exactement sept jours après avoir accompli quarante-sept ans.

Le lendemain, sous une pluie battante, Diego accompagna Frida couchée dans le cercueil ouvert, vêtue de sa belle chemise blanche de Yalalag, jusqu’au palais des Beaux-Arts où il voulait que lui soit rendu un dernier hommage. Puis le cercueil fut recouvert du drapeau rouge portant l’étoile et l’emblème de la faucille et du marteau, et conduit jusqu’au four crématoire du cimetière civil de Dolores.

ÉPILOGUE

Frida est couchée sous le miroir qui lui renvoie son image figée, son visage fermé dans la paix de la mort, son corps fragile paré comme pour une dernière fête, jupe noire et longue chemise blanche de Yalalag — telle sur la dernière photo prise par Lola Alvarez Bravo dans l’après-midi du mardi 13 juillet 1954, où l’on voit Frida étendue sur son lit, entourée de ses objets familiers, le bouquet de roses, les livres de guingois sur l’étagère, les poupées, les photos, avec cette mouche insolente posée sur son bras, comme si tout cela n’était qu’un songe, et qu’elle allât reprendre le souffle, se réveiller, recommencer à vivre. Alors la Maison Bleue entre doucement dans la légende. Dehors, les chiens nus attendent devant la porte fermée, tandis que la pluie fine fait trembler les flaques dans le jardin silencieux.

Les derniers temps, Frida ne sortait plus guère de cette maison, de ce jardin. Elle en avait fait une réplique du monde, à la fois imaginaire et enracinée dans la réalité par les liens de la douleur. Pour elle, la Maison Bleue était comme le temple de l’amour pour Diego, qui devait durer au-delà des vicissitudes de la vie, au-delà de la mort.

Quand Frida est partie, Diego n’est plus retourné à Coyoacán. Il a voulu que la Maison Bleue devienne non un musée — l’idée aurait été assez horrible — mais un sanctuaire, une maison ouverte où chacun pourrait recevoir un peu de cette beauté qui émanait de Frida, qui avait imprégné les murs, les objets familiers, les plantes du jardin.

Tout est immobile ici, arrêté comme dans l’attente du réveil de la niña.

Le lit monumental, effrayant, un carcan pour son corps brisé, et la tendre devise brodée sur l’oreiller :

« Dos corazones felices
(Deux cœurs heureux) ».

Dans la cuisine recouverte de faïences jaune et bleu, la grande table de bois brut, les chaises peintes de Tenancingo, et, au-dessus de l’âtre — jadis le cœur vivant de la maison, où les femmes s’affairaient dans l’odeur âcre du piment rôti et le bruit des mains façonnant les tortillas, au temps des fêtes — les noms de Diego et de Frida écrits sur le mur en cailloux multicolores.

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120

In Martha Zamora, op. cit., p. 134.

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121

In Martha Zamora, op. cit., p. 155.

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122

In Carlos Monsivais, Frida Kahlo, una vida, una obra, Era, Mexico, 1992.

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123

In Martha Zamora, op. cit., p. 155.

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124

Diego Rivera, My Art, my Life, op. cit., p. 285.