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— Vous voulez que je fasse un scandale dans la rue ? Que je crie « aux voleurs » ?

Il avait un drôle de rictus qui lui tordait le nez.

— Vous me trouverez toujours sur votre chemin… À moins que nous puissions nous entendre… C’est le seul moyen d’empêcher les autres d’intervenir…

Nous nous sommes mis à courir. Grâce à l’effet de surprise, nous l’avons distancé d’une bonne longueur. Il a bousculé quelqu’un en nous poursuivant et deux hommes s’interposaient aussitôt et commençaient à le prendre à partie. Nous nous sommes engouffrés sous une porte cochère. Par une ruelle et la cour intérieure d’un immeuble, nous avons rejoint la Promenade des Anglais.

Boulevard Gambetta, dans la cabine téléphonique, j’ai composé, de nouveau, le numéro des Neal. Les sonneries se succédaient sans que personne ne réponde. Nous ne voulions pas rentrer à la pension, Sylvia et moi, et nous espérions que les Neal nous inviteraient chez eux. Là, nous serions hors d’atteinte de Villecourt.

Mais au bout d’un instant, sur le trottoir ensoleillé, parmi les groupes de promeneurs qui se dirigeaient vers la mer, cet incident nous a semblé dérisoire. Il n’y avait aucune raison de prendre des précautions. Nous aussi, nous pouvions profiter comme les autres de cette douce journée d’hiver. Villecourt, malgré tous ses efforts, ne parviendrait pas à s’immiscer dans notre nouvelle vie. Il était caduc.

— Mais pourquoi il sautait devant nous ? m’a demandé Sylvia. Il n’avait pas l’air dans son état normal…

— Non. Il n’avait pas l’air dans son état normal.

Cette manière de nous suivre, ces menaces proférées sans grande conviction, trahissaient une usure chez lui. Il n’avait plus beaucoup de réalité. Le sang même qui avait giclé de ses lèvres et lui avait inondé le menton ne paraissait pas être du sang véritable mais un artifice de cinéma. Et nous nous étions débarrassés de lui avec une facilité déconcertante.

Nous avons choisi un banc du jardin d’Alsace-Lorraine, au soleil. Des enfants glissaient sur le toboggan vert, d’autres jouaient dans le bac à sable, d’autres, à cheval sur les planches des balançoires, montaient, descendaient, montaient, d’un mouvement régulier de métronome qui finissait par nous engourdir. Si Villecourt passait par ici, il ne nous distinguerait pas de tous ces gens qui surveillaient leurs enfants. Et même s’il nous repérait parmi eux, quelle importance ? Nous n’étions plus dans le décor trouble des bords de Marne, où montent, de l’eau stagnante, des relents de vase. Le ciel était trop bleu, cet après-midi-là, les palmiers trop hauts, les façades des immeubles trop blanches et trop roses, pour qu’un fantôme comme Villecourt résiste à ces couleurs estivales. Il ne tiendrait pas le coup. Il se dissiperait dans l’air où flottait un parfum de mimosa.

Je passe quelquefois devant la villa où habitaient les Neal. Elle se trouve boulevard de Cimiez à droite, à une cinquantaine de mètres avant le carrefour que domine la façade de l’ancien hôtel Régina. Elle est l’une de ces rares habitations particulières qui demeurent dans le quartier. Mais sans doute ces vestiges disparaîtront-ils à leur tour. Rien n’arrête le progrès.

Je pensais à cela, l’autre matin, au retour d’une promenade que j’avais faite à Cimiez, jusqu’au jardin des Arènes. Je m’étais arrêté devant la villa. Depuis quelque temps, on dresse un immeuble dans la partie du jardin qui était à l’abandon. Je me demande s’ils vont finir par détruire la villa elle-même, ou bien la conserver, comme une dépendance de l’immeuble neuf. Peut-être a-t-elle quelque chance de subsister : elle n’est pas du tout vétuste et offre l’aspect d’un Petit Trianon, dans le goût des années 30, avec ses portes-fenêtres en arceaux.

On la distingue à peine, car elle surplombe le boulevard. Il faut se placer sur le trottoir d’en face, au coin de l’avenue Edouard-VII, pour bien la voir, au-dessus du grand mur à balustrade. Le bas du mur, en son milieu, a été percé d’une grille en fer forgé derrière laquelle un escalier de pierre, au flanc du talus, mène au perron de la villa.

La grille est ouverte en permanence pour donner accès au chantier. Sur le mur est fixé un panneau blanc où l’on peut lire le nom de la société immobilière, ceux de l’architecte et des entrepreneurs, et la date du permis de construire. L’immeuble portera le nom de la villa : « Château Azur. » Le propriétaire est la société S.E.F.I.C., à Nice, rue Tonduti-de-l’Escarène.

Un jour, je m’étais présenté à cette adresse pour savoir le nom de la personne à qui la société S.E.F.I.C. avait acheté le Château Azur, et l’on m’avait donné quelques détails que je connaissais déjà. La villa avait appartenu, entre autres, à l’ambassade américaine qui la louait à des particuliers. Je me rendais compte que ma démarche semblait tout à fait indiscrète – et même suspecte – à l’agent immobilier affable et blond qui m’avait reçu, et je n’avais pas insisté.

À quoi bon ? Bien avant que la société S.E.F.I.C. n’entre en possession du Château Azur et ne réalise son opération immobilière, j’avais tenté d’en savoir plus long. Mais comme dans ce bureau de la rue Tonduti-de-l’Escarène, mes questions étaient restées sans vraies réponses.

Voici bientôt sept ans, la villa avait encore son aspect habituel. Pas de chantier de construction, pas de panneau sur le grand mur à balustrade. La grille d’entrée était close. Garée le long du trottoir, l’automobile grise dont la plaque d’immatriculation portait les lettres CD. C’était cette même voiture dans laquelle les Neal nous avaient ramenés, Sylvia et moi, à la pension Sainte-Anne, le soir où nous avions fait leur connaissance. J’ai sonné à la grille de la villa. Un homme brun, d’une quarantaine d’années, en costume bleu marine, est apparu :

— Qu’est-ce que c’est ?

Il m’avait posé cette question brutalement, avec l’accent parisien.

— J’ai reconnu la voiture d’un de mes amis, lui ai-je dit en lui désignant l’automobile grise. Je voulais avoir de ses nouvelles.

— Qui ?

— M. Neal.

— Vous vous trompez, monsieur. C’est la voiture de M. Condé-Jones.

Il se tenait derrière la grille, et m’observait avec le plus d’attention possible pour bien évaluer le danger éventuel que je représentais.

— Vous êtes bien sûr, lui dis-je, que cette voiture appartient à ce monsieur ?

— Évidemment. Je suis son chauffeur.

— Pourtant mon ami habitait ici…

— Vous vous trompez, monsieur… Ici, c’est une maison qui appartient à l’ambassade américaine…

— Mais mon ami était américain…

— La maison est habitée par le consul américain, M. Condé-Jones…

— Depuis combien de temps ?

— Depuis six mois, monsieur.

Derrière la grille, il me considérait comme si je n’avais pas tout à fait mes esprits.

— Est-ce que je pourrais voir ce monsieur ?

— Vous avez rendez-vous ?

— Non. Mais je suis citoyen américain et j’ai besoin de ses conseils.

La citoyenneté américaine que je m’étais attribuée lui inspirait brusquement confiance.

— Dans ce cas, vous pouvez voir M. Condé-Jones maintenant, si vous le désirez. C’est l’heure où il reçoit.

Il m’ouvrit la grille et s’effaça sur mon passage, avec tout le respect dû à ma citoyenneté américaine. Puis il me précéda dans l’escalier.

Au bord de la piscine vide, devant la maison, un homme était assis sur l’un des fauteuils de bois blanc et fumait, le visage légèrement rejeté en arrière, comme s’il voulait l’exposer aux faibles rayons du soleil.

Il ne nous entendait pas venir.