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Il était indiqué, dans le rapport de l’ambassade, que la villa Château Azur avait été mise sous séquestre en septembre 1944 « suite à l’enquête faite par les autorités judiciaires françaises sur le nommé Ladd, André, intime de Mme Virgil Neal…». La villa avait été réquisitionnée par l’armée américaine. Puis un accord intervenait en juillet 1948, au terme duquel « M. Virgil Neal, directeur de Tokalon, Manufacturing Chemists and Perfumers, cédait à l’ambassade des États-Unis en France la propriété de sa villa Château Azur ».

Il était précisé que « M. et Mme Virgil Neal n’avaient pas eu d’enfants ». Condé-Jones avait souligné cette phrase à l’encre verte et écrit dans la marge : « De deux choses l’une. Ou bien vos amis sont des revenants, ou bien M. et Mme Virgil Neal possèdent un élixir d’éternelle jeunesse fabriqué dans leurs laboratoires de Tokalon, Manufacturing Chemists and Perfumers. Je compte sur vous pour me dévoiler la clé de l’énigme. Bien amicalement. »

Pourtant, je n’ai pas rêvé. Il s’appelait bien Virgil Neal. J’ai gardé la carte de visite qu’il m’avait donnée lors de notre première rencontre et sur laquelle il avait écrit le numéro de téléphone de la villa. Dans la cabine de l’avenue Gambetta, je sortais cette carte de visite de ma poche avant de composer le numéro. Il y était bien gravé – je l’ai encore vérifié ce soir – sans qu’aucune adresse ne fût mentionnée : M. et Mme Virgil Neal.

Les seules preuves de notre rencontre avec les Neal – mais s’appelaient-ils les Neal et peut-on croire, comme le suggère Condé-Jones, aux revenants ou à un élixir d’éternelle jeunesse ? –, les seuls vestiges qui me persuadent que je n’ai pas rêvé, ce sont la carte de visite et une photographie de nous quatre – Sylvia, moi et les Neal – prise sur la Promenade des Anglais par l’un de ces photographes ambulants qui guettent les touristes.

Je le croise encore, ce photographe, chaque fois que je passe devant l’ancien Palais de la Méditerranée, là où il se tient en faction. Il me salue mais il ne lève pas son appareil vers moi. Il doit sentir que je ne suis plus un touriste mais que, désormais, je fais partie du paysage au point de me confondre avec cette ville.

Le jour où il nous avait photographiés, ni Sylvia ni les Neal ne s’en étaient aperçus et il m’avait glissé son prospectus dans la main. J’étais allé chercher la photo trois jours plus tard dans un petit magasin de la rue de France sans même en parler à Sylvia. Je vais toujours chercher ce genre de photos, les traces qui demeurent plus tard d’un moment éphémère où l’on a été heureux, d’une promenade un après-midi de soleil… Non, il ne faut jamais négliger ces sentinelles, leurs appareils en bandoulière, prêtes à vous fixer dans un instantané, tous ces gardiens de la mémoire qui patrouillent dans les rues. Je sais de quoi je parle. Photographe, je l’ai été, moi aussi.

Je voudrais noter les détails de nos relations avec les Neal, comme si je rédigeais un rapport de police ou si je répondais à l’interrogatoire d’un inspecteur qui aurait été bien intentionné à mon égard et chez qui j’aurais senti une sollicitude paternelle pour m’aider à voir un peu plus clair.

J’ai dû joindre ce Virgil Neal au téléphone dans la semaine qui a suivi la réapparition de Villecourt. Il était « enchanté » – m’a-t-il dit – d’avoir de nos nouvelles. Lui et sa femme s’étaient absentés une dizaine de jours « pour un voyage d’affaires imprévu ». Mais ils seraient « ravis » de déjeuner avec nous, dès le lendemain, si cela était possible. Il m’a donné l’adresse du restaurant où nous nous retrouverions vers midi et demi.

Un restaurant italien, à la façade de crépi grenat, rue des Ponchettes, au pied de la colline du Château. Nous étions les premiers, Sylvia et moi. On nous a fait asseoir à la table de quatre personnes que M. Neal avait réservée. Pas d’autres clients que nous. Cristaux. Nappes blanches et glacées. Tableaux dans le goût de Guardi sur les murs. Fenêtres aux grilles en fer forgé. Cheminée monumentale, au fond de laquelle était sculpté un écusson à fleurs de lys. Des haut-parleurs invisibles diffusaient les refrains de chansons célèbres, joués par un orchestre symphonique.

Je crois que Sylvia éprouvait la même appréhension que moi. Nous ne savions rien de ces gens qui nous invitaient à déjeuner. Pourquoi Neal avait-il témoigné un tel empressement à nous revoir ? Fallait-il mettre cela au compte de la familiarité chaleureuse avec laquelle certains Américains, dès la première rencontre, vous appellent par votre prénom et vous montrent les photos de leurs enfants ?

Ils sont arrivés en s’excusant de leur retard. Neal était un homme différent de celui de l’autre soir. Il ne donnait plus cette impression de flottement. Il était rasé de frais et portait une veste de tweed de coupe très ample. Il parlait sans la moindre hésitation ni le moindre accent anglo-saxon et sa volubilité – si j’ai bonne mémoire – a été la première chose à éveiller mes soupçons. Elle me paraissait étrange, cette volubilité, pour un Américain. Dans certains mots d’argot, dans la manière de tourner certaines phrases, je discernais un mélange d’intonations parisiennes et d’accent méridional – mais un accent contenu, bridé, comme si Neal tâchait de le dissimuler depuis longtemps. Sa femme parlait beaucoup moins que lui et de cet air rêveur et un peu absent qui m’avait surpris la dernière fois. Ses intonations à elle non plus n’étaient pas celles d’une Anglaise. Je n’ai pu m’empêcher de leur dire :

— Vous parlez couramment le français. On croirait même que vous êtes français…

— J’ai été élevé dans des écoles de langue française, m’a-t-il dit. J’ai passé toute mon enfance à Monaco… Ma femme aussi… C’est là que nous nous sommes connus…

Elle a approuvé d’un hochement de tête.

— Et vous ? m’a-t-il demandé brusquement. Quel métier exerciez-vous à Paris ?

— J’étais photographe d’art.

— D’art ?

— Oui. Et je compte m’installer à Nice pour continuer mon métier.

Il semblait réfléchir en quoi consistait le métier de photographe d’art. Puis il a fini par me demander :

— Vous êtes mariés ?

— Oui… Nous sommes mariés, ai-je dit en regardant fixement Sylvia. Mais ce mensonge ne l’a pas fait broncher.

Je n’aime pas beaucoup qu’on me pose des questions. Et puis je voulais en savoir plus long sur eux. Et pour déjouer la méfiance de Neal, je me suis tourné vers sa femme :

— Alors, vous avez fait un beau voyage ?

Elle était embarrassée et hésitait à me répondre. Mais Neal, lui, très à l’aise, a dit :

— Oui… Un voyage d’affaires…

— Et quelles affaires ?

Il ne s’attendait pas à la manière abrupte dont j’avais formulé cette question.

— Oh… une affaire de parfums que j’essaie de mettre sur pied entre la France et les États-Unis… Je me suis mis d’accord avec un petit industriel de Grasse…

— Et vous vous en occupez depuis longtemps ?

— Non… Non… Juste à mes moments de loisir.

Il avait prononcé cette phrase sur un ton un peu hautain, comme pour me laisser entendre que lui, il n’avait pas besoin de gagner sa vie.