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J’ai marché vers eux. Ils faisaient une pause. Ils étaient appuyés contre les caisses et fumaient.

— Vous n’avez pas vu une voiture, tout à l’heure ? ai-je demandé.

L’un d’eux a levé la tête vers moi.

— Quelle voiture ?

— Une grosse voiture noire.

J’avais besoin de parler à quelqu’un, de ne pas garder cela pour moi tout seul.

— Des amis qui m’attendaient dans une voiture noire, là-bas, devant l’immeuble… Ils sont partis sans me prévenir.

Non, cela ne servait à rien de leur expliquer. Je ne trouvais pas les mots. D’ailleurs, ils ne m’écoutaient pas. Pourtant l’un d’eux a dû remarquer mon visage décomposé.

— Une voiture noire de quelle marque ? a-t-il demandé.

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas la marque de la voiture ?

Sans doute m’avait-il posé cette question pour vérifier si j’étais ivre ou si j’avais bien tous mes esprits. Il me considérait avec méfiance.

— Mais non. Je ne sais pas la marque de la voiture.

C’était terrible de ne pas même savoir cela.

Je montais le boulevard de Cimiez. J’ai eu un coup au cœur. De loin, je distinguais la masse sombre d’une voiture garée devant le mur à balustrade de la villa des Neal. Quand je me suis approché, j’ai vu que ce n’était pas l’automobile de tout à l’heure, mais celle qui portait la plaque du corps diplomatique.

J’ai sonné plusieurs fois. Personne ne répondait. J’ai tenté de pousser la grille mais elle était fermée. J’ai traversé l’avenue. Dans la partie de la maison que je pouvais apercevoir, derrière la balustrade, il n’y avait pas une lumière. J’ai redescendu le boulevard de Cimiez et suis entré dans la cabine téléphonique qui se trouve tout en bas au tournant, à la hauteur du Majestic. J’ai composé le numéro des Neal et j’ai laissé sonner, longtemps. Mais pas plus qu’à la grille, personne ne répondait. Alors, j’ai suivi de nouveau le boulevard jusqu’à la villa des Neal. La voiture était toujours là. Je ne sais pas pourquoi, j’ai essayé d’ouvrir, une à une, les portières, mais elles étaient fermées à clé. Le coffre arrière aussi. Puis j’ai secoué la grille dans l’espoir qu’elle céderait. En vain. J’ai donné des coups de pied dans la voiture et dans la grille, mais je n’avais de prise sur rien. Tout se refermait devant moi, je ne trouvais pas la moindre fissure où me glisser, le moindre contact, tout était verrouillé, irrémédiablement.

Comme cette ville où je marchais jusqu’à la pension Sainte-Anne. Rues mortes. De rares voitures passaient et je les fouillais du regard les unes après les autres, mais ce n’était jamais la voiture des Neal. On aurait cru qu’elles étaient vides. Je longeais le jardin d’Alsace-Lorraine, et j’en ai remarqué une, noire et de la taille de celle des Neal, arrêtée au coin du boulevard Gambetta. Son moteur tournait. Puis il s’est éteint. Je me suis approché mais je ne voyais rien à travers les vitres opaques. Je me suis baissé et j’ai presque collé mon front au pare-brise. Sur la banquette avant une femme blonde qui se tenait de biais, le buste appuyé au volant, tournait le dos à un homme qui tentait de se plaquer contre elle. Elle avait l’air de se débattre. Je m’éloignais déjà, lorsqu’une tête est apparue par la vitre baissée, un homme aux cheveux bruns ramenés en arrière :

— Ça t’intéresse, voyeur ?

Puis un rire strident de femme, dont il me semblait entendre l’écho tout le long de la rue Caffarelli.

La grille de la pension Sainte-Anne était bloquée et j’ai cru que je ne parviendrais jamais à l’ouvrir, elle non plus. Mais je l’ai poussée de toutes mes forces, en m’arc-boutant, et elle a fini par céder. Dans l’allée et le jardin obscurs, j’ai dû me guider à tâtons jusqu’à l’escalier de service.

Quand je suis entré dans la chambre et que j’ai allumé la suspension, j’ai d’abord éprouvé un sentiment de réconfort, tant la présence de Sylvia était encore vivante ici. L’une de ses robes traînait sur le dossier du fauteuil de cuir, ses autres vêtements étaient rangés dans le placard, et au fond de celui-ci, j’ai reconnu son sac de voyage. Ses affaires de toilette n’avaient pas quitté la petite table de bois clair, près du lavabo. Je n’ai pu m’empêcher de respirer son flacon de parfum.

Je me suis allongé sur le lit tout habillé, et j’ai éteint la lumière avec l’idée que je pourrais mieux réfléchir dans le noir. Mais l’obscurité et le silence m’enveloppaient comme un linceul, et j’avais l’impression d’étouffer. Peu à peu, cela a fait place à un sentiment de vide et de désolation. C’était insupportable de se retrouver seul sur le lit. J’ai allumé la lampe de chevet et je me suis dit à voix basse que Sylvia ne tarderait pas à me rejoindre dans cette chambre. Elle savait que je l’attendais ici. Alors, j’ai éteint de nouveau la lampe pour mieux guetter le grincement de la grille qui s’ouvrirait, et le bruit de ses pas le long de l’allée et sur les marches de l’escalier.

Je n’étais plus qu’un somnambule qui allait de la pension Sainte-Anne à la villa des Neal. Je sonnais longtemps sans que personne ne réponde. La voiture du corps diplomatique était toujours garée à la même place, devant la grille.

Le numéro de téléphone des Neal figurait dans l’annuaire des Alpes-Maritimes avec cette mention : Service ambassade américaine 50 bis, boulevard de Cimiez. J’ai téléphoné à l’ambassade américaine de Paris et leur ai demandé s’ils ne connaissaient pas un certain Virgil Neal qui occupait l’un de leurs bâtiments, à Nice, 50 bis, boulevard de Cimiez. Je leur ai dit qu’il avait disparu d’un jour à l’autre et que je m’inquiétais pour lui. Non, ils n’avaient jamais entendu parler d’un M. Virgil Neal. La villa Château Azur, boulevard de Cimiez, servait de résidence à des fonctionnaires de l’ambassade, mais depuis quelques mois, elle était inoccupée. Un consul américain s’y installerait prochainement. C’est à lui que je devrais m’adresser.

Je lisais tous les journaux, en particulier ceux de la région et même les journaux italiens. J’épluchais les faits divers. L’un d’eux avait attiré mon attention. Dans la nuit où Sylvia avait disparu, une voiture allemande, de marque Opel, noire, immatriculée à Paris, avait quitté la route au lieu-dit le chemin du Mont-Gros entre Menton et Castellar et s’était écrasée au fond d’un ravin. Elle avait pris feu et on avait découvert à l’intérieur deux corps complètement carbonisés qu’on n’avait pas pu identifier.

J’ai fait un détour par la Promenade des Anglais et j’ai pénétré dans le grand garage, juste avant la rue de Cronstadt.

J’ai demandé à l’un des mécanos si, par hasard, il y avait une Opel dans ce garage.

— Pourquoi ?

— Comme ça…

Il a haussé les épaules :

— Là-bas… au coin… tout au fond…

Oui, c’était bien une voiture semblable à celle des Neal.

J’ai voulu revisiter tous les endroits où nous étions allés en compagnie des Neal, dans l’espoir d’y trouver une piste, un fil conducteur, ou peut-être de les voir entrer avec Sylvia : ainsi de ces films que l’on fait revenir en arrière sur la table de montage pour y examiner inlassablement les détails de la même séquence. Mais à l’instant où je sortais de chez Garac, les deux paquets de cigarettes américaines à la main, le film se cassait ou bien j’étais arrivé au bout de la bobine.

Sauf un soir, dans le restaurant italien de la rue des Ponchettes où les Neal nous avaient donné rendez-vous, la première fois.

J’avais choisi la table qui avait été la nôtre ce jour-là, près de la cheminée monumentale et je m’étais assis sur la même chaise. Oui, j’avais l’espoir en revenant dans les mêmes lieux et en refaisant les mêmes gestes que je finirais bien par renouer des fils invisibles.