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J’avais demandé à la directrice du restaurant et à chacun des serveurs s’ils connaissaient les Neal. Ce nom ne leur disait rien, et pourtant Neal nous avait affirmé qu’il était un habitué de l’endroit. Les dîneurs parlaient fort et ce brouhaha m’oppressait au point que je ne savais plus pourquoi je me trouvais là, et où j’étais.

Les événements de ma vie s’embrumaient peu à peu jusqu’à se dissoudre. Il ne restait que cet instant, les dîneurs, la cheminée monumentale, les faux Guardi accrochés aux murs et le murmure des voix… Rien que cet instant. Je n’osais pas me lever ni quitter cette salle. À peine aurais-je franchi la porte que je glisserais dans le vide…

Un homme barbu est entré, un appareil photographique en bandoulière et avec lui une bouffée de l’air froid du dehors. J’ai été brusquement tiré de ma torpeur et j’ai reconnu le photographe à veste de velours et visage de rapin qui patrouillait devant le Palais de la Méditerranée et avait pris une photo des Neal, de Sylvia et de moi. Cette photo, je la gardais toujours dans mon portefeuille.

Il a fait le tour des tables en demandant aux dîneurs s’ils voulaient une « photo souvenir », mais aucun d’eux n’a accepté. Puis son regard est tombé sur moi. Il a paru hésiter, sans doute parce que j’étais seul.

— Photo ?

— Oui, s’il vous plaît.

Il a levé son appareil vers moi et le flash m’a ébloui.

Il attendait que la photo sèche entre ses doigts et me considérait avec curiosité.

— Seul à Nice ?

— Oui.

— Vous faites du tourisme ?

— Pas exactement.

Il glissait la photo dans un petit cadre en carton et me la tendait.

— C’est cinquante francs.

— Vous voulez prendre un verre ? lui ai-je dit.

— Volontiers.

— Moi aussi, j’ai été photographe dans le temps, lui ai-je dit.

— Ah bon…

Il s’est assis en face de moi et a posé son appareil photo sur la table.

— Vous m’avez déjà pris en photo sur la Promenade des Anglais, lui ai-je dit.

— Je ne me souviens pas de tout le monde. Ça défile, vous savez…

— Oui, ça défile…

— Alors, vous étiez photographe, vous aussi ?

— Oui.

— Dans quel genre ?

— Oh… un peu de tout.

C’était la première fois que je pouvais parler à quelqu’un. J’ai sorti la photo de mon portefeuille. Il a d’abord jeté un œil distrait sur elle. Puis il a froncé les sourcils.

— C’est un de vos amis ? m’a-t-il demandé, en me désignant Neal.

— Pas vraiment.

— Figurez-vous que j’ai connu ce type-là dans le temps… Mais ça fait des années que je ne l’ai plus revu… Je ne me suis même pas rendu compte que je le photographiais ce jour-là… Ça défile tellement vite…

Le serveur nous apportait deux coupes de champagne. J’ai fait semblant d’en boire une gorgée. Lui, il a avalé le contenu de sa coupe d’un seul trait.

— Alors, vous l’avez connu ? ai-je dit sans grand espoir qu’il me réponde, tant j’avais l’habitude que les choses se dérobent devant moi.

— Oui… Nous habitions le même quartier quand nous étions gosses… Riquier…

— Vous êtes sûr ?

— Absolument.

— Et comment s’appelait-il ?

Il a cru que je lui posais une devinette.

— Alessandri… Paul Alessandri… J’ai répondu juste ?

Il ne détachait pas les yeux de la photo.

— Et maintenant qu’est-ce qu’il fait de beau, Alessandri ?

— Je ne sais pas exactement, ai-je dit. Je le connais à peine.

— La dernière fois que je l’ai vu, il était manadier en Camargue…

Il a levé la tête et sur un ton à la fois ironique et solennel, il m’a dit :

— Vous avez de mauvaises fréquentations, monsieur.

— Pourquoi ?

— Paul a commencé par être groom au Ruhl… Il a été changeur au casino municipal… Et puis barman… Ensuite, il est monté à Paris et je l’ai perdu de vue… Il a fait de la prison… Si j’étais vous, je me méfierais…

Il me fixait de ses petits yeux perçants.

— J’aime bien mettre en garde les touristes…

— Je ne suis pas un touriste, ai-je dit.

— Ah bon ? Vous habitez Nice ?

— Non.

— Nice est une ville dangereuse, a-t-il dit. On y fait parfois de mauvaises rencontres…

— Je ne savais pas qu’il s’appelait Alessandri, lui ai-je dit. Il se faisait appeler Neal.

— Ah… Vous dites qu’il se faisait appeler comment ?

— Neal.

Je lui ai épelé le nom.

— Ça alors… Paul se fait appeler Neal ?… Neal… C’était un Américain qui habitait boulevard de Cimiez quand nous étions gosses… Une grande villa… Le Château Azur… Paul m’emmenait jouer avec lui dans le parc de cette villa-juste après la guerre… Il était le fils du jardinier…

J’ai traversé la place Masséna. L’intendance de police se trouvait un peu plus loin, après les palissades qui marquaient l’emplacement de l’ancien casino municipal où Paul Alessandri avait été « changeur ». Qu’est-ce que cela voulait dire : changeur ? J’ai fait les cent pas en regardant les cars entrer et sortir de la gare routière. D’un élan, comme si je craignais de revenir en arrière, j’ai franchi le porche.

J’ai demandé à l’homme qui se tenait derrière un bureau dans le hall d’entrée à quel service il fallait s’adresser pour les « disparitions ».

— Quelles disparitions ?

J’ai regretté aussitôt mon initiative. Maintenant, on allait me poser des questions et je devrais y répondre en détail. On ne se contenterait pas de réponses évasives. J’entendais déjà le cliquetis monotone de la machine à écrire.

— La disparition de quelqu’un, ai-je dit.

— Premier étage. Bureau 23.

J’ai préféré monter par l’escalier plutôt que de prendre l’ascenseur. J’ai suivi un couloir vert pâle le long duquel les portes se succédaient avec leurs numéros impairs : 3, 5, 9, 11, 13… Puis le couloir a bifurqué à gauche, en angle droit. 15, 17, 23. Le globe de lumière, au plafond, éclairait violemment la porte et me faisait cligner des yeux. J’ai frappé plusieurs fois. Une voix aiguë m’a prié d’entrer.

Un blond à lunettes, assez jeune, s’appuyait, de ses bras croisés, sur un bureau métallique. À côté de lui, une petite table en bois clair supportait une machine à écrire recouverte de son étui de plastique noir.

Il me désignait le siège, en face de lui. Je me suis assis.

— C’est au sujet d’une amie qui a disparu depuis plusieurs jours, ai-je dit, et ma voix me semblait celle d’un autre.

— Une amie ?

— Oui. Nous avions fait la connaissance de deux personnes qui nous ont invités dans un restaurant, et après le dîner mon amie a disparu avec eux à bord d’une voiture Opel et…

— Votre amie ?

J’avais parlé très vite comme si je prévoyais qu’il allait m’interrompre et que je ne disposais que de quelques secondes pour tout lui expliquer.

— Depuis, je n’ai plus aucune nouvelle. Ces personnes que nous avions rencontrées prétendaient s’appeler M. et Mme Neal et habitaient une villa boulevard de Cimiez qui appartient à l’ambassade américaine. D’ailleurs, ils se servaient d’une voiture qui portait une plaque du corps diplomatique et qui est toujours garée devant la villa…

Il m’écoutait, le menton sur la paume de sa main et je ne pouvais plus m’arrêter de parler. Depuis si longtemps, j’avais gardé toutes ces choses pour moi seul sans avoir l’occasion de me confier à quelqu’un…

— L’homme ne s’appelait pas Neal et n’était pas américain comme il le prétendait… Il s’appelle Paul Alessandri et il est originaire de Nice… Je l’ai su par un de ses amis d’enfance qui est photographe sur la Promenade des Anglais et qui avait pris une photo de nous.