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— C’est plutôt tahitien, lui ai-je dit, mais ça prend du charme, ici, au bord de la Marne…

— Alors, vous voudriez que je sois votre modèle ?

— J’aimerais beaucoup.

Elle m’a souri. Nous sommes sortis du Beach de La Varenne et sur la route qui longe la Marne, nous marchions au milieu de la chaussée. Pas une voiture. Personne. Tout était silencieux et tranquille sous le soleil, et tendres toutes les couleurs : le bleu du ciel, le vert pâle des peupliers et des saules pleureurs ; et l’eau de la Marne, d’habitude lourde et stagnante, si légère ce jour-là qu’elle reflétait les nuages, le ciel et les arbres.

Nous avons laissé derrière nous le pont de Chennevières et nous marchions toujours au milieu de la route bordée de platanes qui s’appelle : Promenade des Anglais.

Là-bas, un canoë glissait sur la Marne, un canoë d’un orange presque rose. Elle m’a pris le bras et m’a entraîné sur le trottoir, du côté de l’eau pour que nous le regardions passer.

Elle m’a désigné la grille d’une villa.

— J’habite ici… avec mon mari…

J’ai eu quand même le courage de lui demander si nous pouvions nous revoir.

— Je suis tous les jours à la piscine entre onze heures et une heure de l’après-midi, m’a-t-elle dit.

Le Beach de La Varenne était aussi désert que la veille. Elle prenait un bain de soleil devant les cabines blanches et moi, je cherchais toujours sous quel angle photographier cet établissement. J’aurais voulu réunir sur la photo, le plongeoir, les cabines, la terrasse à pergola du restaurant et les berges de la Marne. Mais celles-ci étaient séparées du Beach par la route.

— C’est vraiment dommage qu’on n’ait pas construit le Beach directement au bord de la Marne, ai-je dit.

Mais elle ne m’avait pas entendu. Elle s’était peut-être endormie sous son chapeau de paille et ses lunettes de soleil. Je me suis assis à côté d’elle et j’ai posé ma main sur son épaule :

— Vous dormez ?

— Non.

Elle a ôté ses lunettes de soleil. Elle me fixait de ses yeux clairs et me souriait.

— Alors, vous avez pris des photos du Beach ?

— Pas encore.

— Vous travaillez lentement…

Elle tenait son verre d’orangeade à deux mains, une paille entre les lèvres. Puis elle m’a tendu le verre. J’ai bu à mon tour.

— Je vous invite à déjeuner à la maison, m’a-t-elle dit. Si cela ne vous ennuie pas de faire la connaissance de mon mari et de ma belle-mère…

— C’est très gentil.

— Cela vous inspirera peut-être pour vos photos…

— Mais vous habitez toute l’année à La Varenne ?

— Oui. Toute l’année. Avec mon mari et ma belle-mère.

Elle paraissait brusquement pensive et résignée.

— Votre mari travaille dans la région ?

— Non. Mon mari ne fait rien.

— Et votre belle-mère ?

— Ma belle-mère ? Elle fait courir des trotteurs à Vincennes et à Enghien… Vous vous intéressez aux chevaux ?

— Je n’y connais pas grand-chose.

— Moi non plus. Mais si cela vous intéresse pour vos photos, ma belle-mère se fera certainement un plaisir de vous emmener sur les champs de courses.

Des trotteurs. J’ai pensé à W. Vennemann qui avait photographié, pour son album, le départ du Grand Prix de Monaco, et les bolides en vue plongeante, filant le long du port. Eh bien, j’avais trouvé l’équivalent de cette manifestation sportive, ici, au bord de la Marne : l’atmosphère que je cherchais sur ces plages fluviales, qui donc pouvait mieux la suggérer que des trotteurs légers et leurs sulkies ?

Elle m’avait pris le bras sur la route déserte du bord de l’eau, mais quand nous sommes arrivés à proximité de la grille de la maison, elle s’est écartée de moi.

— Ça ne vous ennuie vraiment pas de venir déjeuner ? m’a-t-elle demandé.

— Au contraire.

— Si vous voyez que ça vous ennuie, vous pourrez toujours dire que vous avez du travail.

Elle m’enveloppait d’un regard doux et étrange qui m’émut. J’avais l’impression que désormais nous n’allions plus nous quitter.

— Je leur ai expliqué que vous étiez photographe et que vous vouliez faire un album sur La Varenne.

Elle a poussé la grille. Nous avons traversé une pelouse à la lisière de laquelle se dressait une grosse villa, de style anglo-normand, avec des colombages. Et nous nous sommes retrouvés dans la salle de séjour, dont les murs étaient recouverts d’une boiserie sombre et les fauteuils et le canapé d’un tissu écossais.

Par l’une des portes-fenêtres, une femme est entrée, en pantalon de plage, et s’est dirigée vers nous d’une démarche souple. La soixantaine, grande, les cheveux gris coiffés à la lionne.

— Ma belle-mère, a dit Sylvia… Mme Villecourt.

— Ne m’appelle pas ta belle-mère. Ça me fout le cafard…

Elle avait une voix rauque et un léger accent faubourien.

— Alors, vous êtes photographe ?

— Oui.

Elle s’est assise sur le canapé, Sylvia et moi, sur les fauteuils. Un plateau d’apéritifs attendait, au milieu de la table basse, devant nous.

Un homme à la démarche traînante et à la petite taille de jockey s’est présenté à nous. Avec sa veste blanche et son pantalon bleu marine, il aurait pu être membre d’équipage d’un yacht ou employé d’un club nautique.

— Vous pouvez servir l’apéritif, a dit Mme Villecourt.

J’ai choisi une goutte de porto. Sylvia et Mme Villecourt, du whisky. L’homme s’est retiré, en traînant les pieds.

— Il paraît que vous voulez faire un album de photos sur La Varenne ? m’a demandé Mme Villecourt.

— Oui. Sur La Varenne et sur toutes les autres plages fluviales des environs de Paris.

— La Varenne a beaucoup changé… C’est devenu complètement mort… Sylvia m’a dit que vous auriez besoin de renseignements sur La Varenne pour votre album…

Je me suis tourné vers Sylvia. Elle me regardait du coin de l’œil. C’était donc le prétexte qu’elle avait choisi pour m’introduire ici.

— J’ai connu La Varenne à l’époque où je venais de me marier… Nous habitions déjà cette maison avec mon mari…

Elle s’est servi un deuxième verre de whisky. Elle portait une bague d’émeraudes au médius.

— À l’époque, il y avait beaucoup d’artistes de cinéma qui fréquentaient La Varenne… René Dary, Jimmy Gaillard, Préjean… Les Fratellini habitaient au Perreux… Mon mari les connaissait tous. Il allait jouer aux courses, au Tremblay, avec Jules Berry…

Elle paraissait contente de citer ces noms et d’évoquer ces souvenirs devant moi. Qu’avait bien pu lui dire Sylvia ? Que je voulais écrire l’histoire de La Varenne ?

— Pour eux, c’était pratique de s’installer ici… À cause de la proximité des studios de Joinville…

J’ai senti qu’elle serait intarissable sur le sujet. Le rouge lui montait aux joues et ses yeux brillaient. L’effet du deuxième verre de whisky qu’elle avait bu très vite ? Ou bien l’afflux des souvenirs ?

— Je connais une histoire très bizarre qui vous intéressera peut-être…

Elle me souriait et son visage devenait lisse. Un éclair de jeunesse passait dans ses yeux et dans son sourire. Elle avait dû être, jadis, une très jolie femme.

— C’est au sujet d’un autre artiste de cinéma que mon mari connaissait bien… Aimos… Raymond Aimos… Il habitait tout près d’ici, à Chennevières… Il a soi-disant été tué, à la libération de Paris, sur une barricade, par une balle perdue…