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Le matin, au réveil, quand nous entendions les gouttes de pluie tambouriner contre le zinc du petit hangar, dans le jardin, nous savions qu’il en serait ainsi pendant toute la journée et souvent nous restions au lit jusqu’à la fin de l’après-midi. Nous préférions attendre que la nuit soit tombée pour sortir. De jour, la pluie sur la Promenade des Anglais, sur les palmiers et les immeubles clairs laissait au cœur un sentiment de tristesse. Elle imbibait les murs et bientôt le décor d’opérette et les couleurs de pâtisserie seraient complètement détrempés. La nuit effaçait cette désolation, grâce aux lumières et aux néons.

La première fois que j’ai eu le sentiment que nous étions pris au piège dans cette ville, c’était sous la pluie, rue Caffarelli, quand j’allais chercher les journaux. Mais dès mon retour, j’avais de nouveau confiance. Sylvia lisait un roman policier, le buste appuyé contre les barreaux du lit, la tête penchée. Tant qu’elle serait avec moi, je n’avais rien à craindre. Elle portait un col roulé gris clair très ajusté qui la rendait encore plus gracile et contrastait avec les cheveux noirs et l’éclat bleu du regard.

— Il n’y a rien dans les journaux ? me demandait-elle.

Je les feuilletais, assis au pied du lit.

— Non. Rien.

Tout finit par se confondre. Les images du passé s’enchevêtrent dans une pâte légère et transparente qui se distend, se gonfle et prend la forme d’un ballon irisé, prêt à éclater. Je me réveille en sursaut, le cœur battant. Le silence augmente mon angoisse. Je n’entends plus le conférencier de « Terres lointaines » dont un micro répercutait la voix monotone jusqu’à ma chambre. Cette voix et la musique du film documentaire qui avait suivi – sans doute un film sur le Pacifique, à cause de la plainte de guitares hawaïennes – me berçaient et je m’étais endormi.

Je ne sais plus si nous avons rencontré les Neal avant ou après l’arrivée de Villecourt à Nice. J’ai beau fouiller dans ma mémoire, tenter de trouver des points de repère, je ne parviens pas à démêler les deux événements. D’ailleurs, il n’y a pas eu d’événements. Jamais. Ce terme est impropre. Il suggère quelque chose de brutal et de spectaculaire. Mais non. Tout s’est déroulé en douceur, de manière imperceptible, comme se tissent lentement sur le canevas les motifs d’une tapisserie, comme défilaient les passants sur le trottoir de la Promenade des Anglais, devant nous.

Vers six heures du soir, nous étions assis à une table de la terrasse vitrée du Queenie. La lumière mauve des lampadaires vacillait. C’était la nuit. Nous attendions, sans très bien savoir quoi. Nous étions semblables à des centaines et des centaines de personnes, qui, elles aussi, au cours des années, avaient attendu assises à la même terrasse de la Promenade : réfugiés en zone libre, exilés, Anglais, Russes, gigolos, croupiers corses du Palais de la Méditerranée. Certains n’avaient pas bougé de place depuis quarante ans et ils buvaient leur thé aux tables voisines de la nôtre à petits gestes saccadés. Et le pianiste ? Depuis quand égrenait-il ses notes entre cinq et huit heures du soir, au fond de la salle ? J’avais eu la curiosité de le lui demander. Depuis toujours, m’avait-il dit. Réponse évasive, comme de quelqu’un qui en sait trop long et qui veut cacher un secret compromettant. En somme, c’était un type de notre genre, à Sylvia et à moi. Et chaque fois qu’il nous voyait entrer, il nous faisait un signe de connivence : un hochement amical de la tête ou bien quelques accords qu’il plaquait avec force sur le clavier.

Ce soir-là, nous sommes demeurés plus tard que d’habitude sur la terrasse. Les clients, peu à peu, avaient tous quitté la salle et il ne restait plus que nous et le pianiste. C’était un moment de vide, avant l’apparition des premiers dîneurs. Les garçons achevaient de dresser les tables dans la partie « restaurant » de l’établissement. Et nous, nous ne savions pas très bien à quoi occuper cette soirée. Rentrer dans notre chambre de la pension Sainte-Anne ? Aller à la séance du soir du cinéma Le Forum ? Ou attendre, tout simplement ?

Ils se sont assis à une table proche de la nôtre. Ils étaient placés l’un à côté de l’autre, face à nous. Lui avait l’air plutôt négligé, dans son blouson de daim, le visage hâve, comme s’il revenait d’un long voyage ou qu’il n’avait pas dormi depuis quarante-huit heures. Elle, au contraire, était très soignée : sa coiffure et son maquillage laissaient supposer qu’elle se rendait à une soirée. Elle portait un manteau de fourrure qui devait être de la zibeline.

Ça s’est fait de la manière la plus banale et la plus naturelle. Je crois que Neal est venu me demander du feu, au bout d’un instant. À part eux et nous, il n’y avait personne sur la terrasse et ils ont compris que c’était l’heure de fermeture.

— Alors, on ne peut même pas boire un verre ? a dit Neal en souriant. Nous sommes complètement abandonnés ?

Un garçon s’est dirigé vers leur table d’une démarche molle. Je me souviens que Neal a commandé un double café, ce qui m’a confirmé dans l’idée qu’il n’avait pas dormi depuis longtemps. Tout au fond, le pianiste tapait sur les mêmes touches, sans doute pour vérifier si son instrument était bien accordé. Aucun client ne se présentait pour le dîner. Dans la salle, les garçons attendaient, figés. Et ces notes de piano, toujours les mêmes… Il pleuvait sur la Promenade des Anglais.

— On ne peut pas dire qu’il y ait beaucoup d’ambiance, a remarqué Neal.

Elle fumait, en silence, à côté de lui. Elle nous souriait. Il y a eu entre Neal et nous l’amorce d’une conversation :

— Vous habitez Nice ?

— Et vous ?

— Oui. Vous êtes en vacances ici ?

— À Nice, la pluie, ce n’est pas très drôle.

— Il pourrait peut-être jouer autre chose, a dit Neal. Il me donne la migraine…

Il s’est levé, il est entré dans la salle et a marché vers le pianiste. La femme nous souriait toujours. Au retour de Neal, nous entendions les premières mesures de Stranger in the Night.

— Ça vous va, cette musique-là ? nous a-t-il demandé.

Le serveur a apporté les consommations et Neal nous a proposé de boire un verre avec eux. Et nous nous sommes retrouvés à leur table, Sylvia et moi. Pas plus que le mot « événement », le mot « rencontre » ne convient ici. Nous n’avons pas rencontré les Neal. Ils ont glissé dans nos filets. Si ce n’avaient pas été les Neal, ce soir-là, ç’auraient été, le lendemain ou le surlendemain, d’autres personnes. Depuis des jours et des jours, nous restions immobiles Sylvia et moi dans des lieux de passage : salles et bars d’hôtels, terrasses de cafés de la Promenade des Anglais… Il me semble, aujourd’hui, que nous tissions une gigantesque et invisible toile d’araignée et que nous attendions que quelqu’un s’y prenne.

Ils avaient tous deux un imperceptible accent étranger. J’ai fini par demander :

— Vous êtes anglais ?

— Américain, m’a dit Neal. Ma femme est anglaise.

— J’ai été élevée sur la côte d’Azur, a-t-elle corrigé. Je ne suis pas tout à fait anglaise.

— Et moi pas tout à fait américain, a dit Neal. J’habite depuis longtemps à Nice.