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Qui répond :

— Gin-tonic.

— Deux !

La Laura ouvre son réfrigé et cueille deux petites boutanches.

— Eh bien, tu ne lui annonces pas la nouvelle ? engagé-je.

Maud hausse les épaules.

— Si vous trouvez qu’on peut être d’humeur causante, avec un chaperon comme vous.

— Quelle nouvelle ? ronchonne la môme Laura.

Alors Maud :

— Julie est morte !

Laura marque un temps d’arrêt.

— Ah bon ! c’est pour ça…

— Pour ça, quoi ? je m’empresse.

— Que je ne l’ai pas vue de la journée.

— C’est un motif valable, non ? tais-je en la regardant.

Elle ne cille pas.

— Accident ? questionne Laura.

— Causé par un rasoir. Elle a eu la gorge tranchée.

— Ah bon ! c’est pour ça, répète-t-elle, peu soucieuse de faire étalage de son vocabulaire.

Et moi, derechef :

— Pour ça quoi ?

— Que la volaille drague dans le secteur…

— Mettez-vous à sa place, à la volaille.

— Je préfère la mienne.

Elle nous sert. Avec cette foutue bougresse, la converse s’engage aussi mal qu’un zob d’âne dans le chas d’une aiguille. Elle regarde derrière moi, fait un geste d’acquiescement, et va à la table de l’ancien officier à rosette et à dentier bâclé.

— Douze francs !

Le monsieur sort de la vaisselle de poche et règle son écot. Puis se lève et rajuste son loden grisâtre avant de sortir. Comme il parvient à ma hauteur, j’étends le bras.

— Partez pas tout de suite, m’sieur, lui lancé-je, on ne s’est encore rien dit.

Malgré qu’il soit en contrebas de ma personne, il le prend de haut :

— Dites donc, vous !..

— D’accord, je vais dire…

Ma carte, pour lui clouer le bec. Il semble paniquer de la prunelle en lisant les six lettres si moelleuses, si rondes, si lubrifiées.

— Mais, qu’ai-je fait ? demande le cher vieilloque d’une voix où frémit un début d’épouvante avec effet rétroactif.

— Nous ne nous intéressons pas uniquement aux gens qui ont « fait quelque chose », mon colonel.

Il cabre.

— Vous me connaissez ?

Dis : j’ai mis juste. Poum ! Colonel… Ça me fait poirer. J’aime bien. J’aime que mon petit doigt ne me balance pas de vannes. Pour le récompenser, la prochaine fois que j’explorerai le slip d’une dame, il sera du voyage, le chérubin.

— Maud, murmuré-je, fais-moi plaisir, va t’asseoir au fond du bar. Et vous, colonel, venez par ici. Vous, miss Laura, n’abandonnez pas votre tiroir-caisse, les temps ne sont pas sûrs.

Ayant ainsi dispersé mes effectifs de manière à interrompre toute communication entre ces trois personnes, j’entreprends le colon :

— Vous aviez rendez-vous avec Maud, n’est-ce pas ?

— Avec qui, dites-vous ?

— La charmante polissonne qui m’accompagne. J’ai vu votre mouvement quand nous sommes entrés. Vous avez commencé de vous lever, mais vous vous êtes ravisé en constatant qu’elle n’était point seule. Vous êtes un homme d’honneur, mon colonel, vous n’allez pas vous mettre à nier ou à ergoter comme un petit loulou de banlieue. Je suis flic, mais homme avant tout ; un policier et un militaire sont faits pour se comprendre, s’assister au besoin. Où irait la doulce et belle France, sinon ? Elle, déjà tant bafouée de toutes parts ? Bernée, écumée, mise à sac ! Je comprends fort bien que vous n’avez pas rendez-vous avec cette galante enfant pour enfiler des perles, à moins que vous ne considériez son aimable popotin comme une perle de culture. Je sais les exigences de la nature humaine. Votre femme n’est plus jeunette et a maintenant d’autres soucis que ceux de l’alcôve. Mais à vous, vos appétits sexuels sont intacts. Vous êtes resté jeune, mon colonel, ardent comme un saint-cyrien. Donc, vous avez besoin de compensations…

Son regard pour prises d’armes en tout genre reste fixé sur la ligne bleue d’un porte-jarretelles. Il est en conflit ouvert avec sa conscience. Il a l’honneur qui fait des bulles, comme de l’aspirine effervescente.

— L’objet de ce préambule, de grâce ? il me demande authentiquement.

— Mon colonel, n’intervertissez pas l’ordre des réponses. Satisfaites à ma question, je satisferai à la vôtre d’un même cœur honnête, dégagé de toute arrière-pensée.

Gagné par ce mimétisme de langage (je suis le caméléon du parler), mon terlocuteur a un bref affaissement du maxillaire, comme pour libérer une jugulaire invisible.

— Soit, se soumet-il, j’accepte de faire droit à vos questions.

Un élan joyeux déplace légèrement sur la droite la fermeture Eclair de ma braguette. Tu croiras si tu pourras, mais depuis que je suis officiellement flic privé, ma psychologie a changé. Je prends les choses et les gens par le travers, me sentant moins bulldozer de la vérité que lorsque j’étais poulardin en titre, commissaire réputé, à la solde d’un gouvernement susceptible de se modifier d’un jour l’autre. Maintenant, j’agis en nom. Je suis M. San-Antonio, quidam. Mes pouvoirs tournent en fumée, s’estompent. Vont devoir être remplacés par des astuces.

— Donc, cette aimable personne contribue à votre équilibre sensoriel ?

— Affirmatif ! répond l’ancien officier (mais un officier de carrière devient-il jamais un « ex »-officier ?) comme s’il exprimait devant la passoire d’un walkie-talkie.

— Comme vous êtes un être plein de fantaisie, vos ébats ne se limitaient pas à deux, et vous vous assuriez la participation active d’une seconde jeune fille : MlleJulie ?

Léger sursaut. La mâchoire saille à nouveau. L’œil se minéralise. Mais un mot sort de ses lèvres minces, comme une piécette d’une tirelire à la renverse !

— Vrai.

— Cela se passait dans le logement de Julie, au-dessus ?

— Affirmatif.

— Puisque vous me recevez cinq sur cinq, mon colonel, reconnaissez que vous êtes ici présentement pour subir le charmant assaut de ces donzelles ?

— Exact.

— Habituellement, les choses se déroulaient de quelle façon ? Vous les attendiez dans ce bar ?

— Juste.

— Elles arrivaient ensemble ?

— Pas nécessairement. Cela dépendait de leurs…

— Occupations.

— Voilà.

— Et quand, comme aujourd’hui, c’était Maud qui arrivait la première ? Vous attendiez Julie ?

— Non, nous prenions un verre et nous montions.

— Maud avait la clé ?

— Elle la demandait à la barmaid.

— Merci. Un instant, je vous prie…

Je m’approche du rade. La fille écoute la crise de foie d’un chanteur pop à son transistor. Rappelle-toi que le gars a dû picoler comme une vache, et des drôles de saloperies, tellement qu’il est malade, qu’il fait des beurgs, des rrhâo, des huggg, entrecoupés de grands cris de souffrance, voire de mots désespérés : « Oh non ! Au s’c’rs ! J’ mal ! Touâ ! Mouâ ! Holala ! » Il crie à s’en péter les ficelles. Qu’on sent bien, le malheureux, qu’il se roule à terre, tout en causant. Qu’il a pas que la gorge d’atteinte, mais aussi le tube, l’estom’, la tripouille, tout bien, jusque z’au fond des burnes pour avoir pareillement mal. Et tu croirais qu’on lui porte secours ? Zob ! Les gugus de sa formation font comme si rien n’était, comme si de rien n’était, comme si de rien n’étron. Ils musiquent pour essayer de couvrir ses hurlements, sa lamentation. Non-assistance à chanteur en danger, ça pourrait leur valoir des ennuis dans un pays moins civilisé que le nôtre !

J’avance ma main par-dessus le comptoir et j’enfonce la touche noire du transistor. Silence.