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Je hochai une dernière fois la tête puis m’enfonçai dans la nuit.

Alors que j’entame la dernière partie du trajet entre le campement et les cavernes, progressant entre d’imposants blocs rocheux dont les contours se laissent à peine deviner dans la maigre lueur de ma lampe torche, de petits points lumineux d’un vert phosphorescent apparaissent lentement autour de moi. Peu à peu, les lumières gagnent en intensité et au bout d’une minute, je comprends qu’un nuage de « lucioles centauriennes » s’assemble sur mon chemin. On en voit souvent près des cavernes, mais jamais à une heure aussi tardive.

Cette séance d’adieux m’a chamboulé. Pourtant, même si j’ignore quand je reverrai Tancrède, ni même si je le reverrai un jour, je me sens heureux. Au final, l’ancien Méta-guerrier n’est pas le seul à avoir bouclé un cycle. Un souffle d’air se lève et les lucioles disparaissent, emportées par la bourrasque. Le vent froid me donne la chair de poule même à travers mes vêtements, mais je n’y prête pas attention. Ce moment est précieux et ce ne sont pas quelques degrés en moins qui vont m’empêcher d’en profiter. Car, je sais qu’une fois revenu aux cavernes, une fois symboliquement franchi le seuil de notre asile de pierre, une nouvelle vie commencera pour moi. Dans quelques mois, j’embarquerai à bord du Saint-Michel pour un voyage de retour tant espéré, au terme duquel je retrouverai enfin Guillemette et papa. Et cette nouvelle histoire s’écrira à deux, avec Clotilde à mes côtés. Comme je suis impatient de la présenter à ma famille ! Mais pour l’instant, il ne me reste que quelques centaines de mètres à parcourir avant d’arriver à destination et je suis bien décidé à prendre mon temps.

La voûte étoilée s’étire d’un bout à l’autre de l’horizon, déployant ses milliers d’astres scintillants, minuscule part visible d’une galaxie qui en recèle des milliards. Combien abritent des planètes favorables à la vie ? Et parmi celles-ci, combien ont donné naissance à une civilisation ? Je ne le saurai très certainement jamais. Cependant, en les contemplant, je sens avec force que j’appartiens à cet univers. Ces civilisations ignorées sont nos sœurs, tout comme les Atamides sont nos frères. Il nous a fallu une guerre interstellaire pour en prendre conscience, mais au moins l’avons-nous compris.

Je suis soudain saisi d’un bref vertige en pensant à l’incroyable succession d’événements fortuits qui m’ont amené jusqu’ici. Évidemment, rien n’est plus vain que d’imaginer comment le moindre changement dans une série d’événements aurait conduit à un résultat totalement différent ; néanmoins, je ne peux m’empêcher de songer que si Yus’sur n’avait pas réussi, à travers les profondeurs de l’espace, à localiser un homme tel que Tancrède pour le « pousser » à accomplir les actes exceptionnels que l’on sait, l’humanité aurait perpétré le plus abominable carnage de son histoire. Que dire aussi de la rencontre avec Liétaud sans lequel Tancrède aurait probablement péri sous un dôme d’entraînement, écrasé par un tronc d’arbre ? Ou encore, que se serait-il passé si je n’avais pas fait la connaissance de Tancrède au procès de Cossolat ? Ou s’il n’avait pas réussi à me persuader de le revoir ? Et ainsi de suite…

Bien entendu, cette illusion d’emboîtements parfaits menant à une fin inéluctable survient toujours lorsqu’on se trouve en bout de chaîne. Si quelque chose avait mal tourné en cours de route, je ne serais probablement pas là pour en parler, donc, si je suis là, c’est que tout a bien tourné. C’est un raisonnement creux. Pourtant, il est fascinant de se représenter cette invraisemblable accumulation de petits détails qui ont permis la réalisation d’un destin hors du commun. Si, tout simplement, j’avais réussi à éviter l’enrôlement forcé dans cette campagne militaire, je n’aurais pas été le déclencheur des doutes de Tancrède, ni celui auprès duquel il trouva refuge après sa désertion, lui donnant les moyens de mener à bien son incroyable projet d’alliance avec les Atamides.

Dire que tout cela n’a tenu qu’à un type bizarre, croisé dans les ruelles sordides d’un bidonville de la périphérie d’Évreux, au moment où je m’apprêtais à entrer chez un passeur qu’on m’avait recommandé. Après une laborieuse lutte intérieure au cours de laquelle j’avais longuement pesé le pour et le contre de la désertion, mon aversion pour les militaires m’avait finalement incité à tenter le passage vers l’Afrique, espérant ainsi échapper à la mobilisation. Mais le prix de cette rébellion ne se limitait pas à la carte pirate que j’avais cachée dans la doublure de mon manteau. Non, ce prix était bien plus élevé. Je renonçais à mes études et surtout à ma famille. Malgré tout, je m’étais trouvé d’innombrables justifications pour passer à l’acte. Or, si cet homme, capable de comprendre d’un seul regard pourquoi je me trouvais là, ne m’avait pas posé une simple question « Vous êtes-vous déjà demandé quelle était votre raison de vivre ? », alors, je serais probablement entré chez ce passeur pour…

Je m’arrête brusquement sur le sentier, foudroyé par une révélation soudaine. Je viens de réaliser que la raison pour laquelle cet homme étrange m’avait fait une si drôle d’impression, c’était parce que… Mais oui, ce détail ne m’avait pas frappé sur le moment parce que je croyais avoir mal vu, toutefois, maintenant, j’en suis certain. Si cet inconnu m’avait paru si singulier, c’est parce qu’il m’avait parlé sans bouger les lèvres !

Il m’avait parlé en pensée.

« Yus’sur… Satané vieux brigand. »

Un grand sourire se dessine sur mes lèvres tandis que je fourre les mains dans mes poches. Puis, je reprends mon trajet nocturne en sifflotant, marchant d’un pas léger vers mon futur.

Note de l’auteur

Bien qu’une histoire située dans le futur soit par définition une œuvre d’imagination, elle s’appuie également sur le passé. En décrivant un monde ultérieur retourné au féodalisme, celle de Dominium Mundi emprunte tout particulièrement à l’ère révolue du Moyen Âge central. Ainsi, comme les lecteurs les plus attentifs l’auront remarqué, certains personnages s’inspirent de figures historiques qui s’illustrèrent au XIe siècle, au cours de la première croisade. Néanmoins, si pour certains la description de leurs caractères dérive naturellement de la légende que l’inconscient collectif leur a forgée, d’autres au contraire n’ont que peu de rapports avec leurs illustres homologues réels. Il me paraît donc important de préciser que ce roman n’est nullement une transposition futuriste de la première croisade et de ses protagonistes. Il faut plutôt y voir une sorte de relecture personnelle de l’Histoire, assise sur le constat à la fois évident et quelque peu déprimant, que celle-ci se répète inlassablement, y compris – et surtout – dans ses aspects les plus négatifs.

Par ailleurs, certains éléments de ce roman m’ont été inspirés par un poème épique fameux (en Italie en tout cas, un peu moins en France peut-être), La Jérusalem délivrée de Torquato Tasso, dit Le Tasse. Ce récit composé au XVIe siècle narre la première croisade avec talent – et assez peu d’exactitude historique, semble-t-il – à la manière dont Homère immortalisa la guerre de Troie dans l’Iliade. La prédominance de Tancrède de Tarente dans Dominium Mundi est un écho direct du poème.