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Malgré l’heure matinale, le camp était déjà en effervescence. Une noria de transporteurs lourds convoyait des bâtiments préfabriqués ou déchargeaient des tonnes de matériel grâce à leur énorme bras mécanique ; un peu partout, des soldats, reconvertis pour l’occasion en maçons ou manutentionnaires, rivetaient solidement au sol rocailleux des structures de soutènement servant de base aux bâtiments, creusaient des tranchées pour les faisceaux de câbles, coulaient des dalles de béton ou déballaient la quantité astronomique de matériel à rendre opérationnel. À chaque coin de rue, dans chaque bâtiment, des plaques publiques diffusaient les programmes de l’Intra dédiés uniquement, depuis le débarquement, à l’avancement des travaux d’installation de la Nouvelle-Jérusalem.

L’unité de Tancrède, comme toutes les autres, avait eu la charge de monter ses propres quartiers. Fourni par la hiérarchie, le plan de travail prévoyait tout jusque dans le moindre détail et ils n’eurent pas besoin de faire appel à l’un des multiples ingénieurs qui parcouraient le site pour aider ceux qui se perdaient dans les épaisses documentations techniques. Durant les premiers jours d’installation, il régna sur le plateau une agitation extrême que ne tempérait guère le vacarme incessant des intercepteurs H6 volant à basse altitude afin de décourager une éventuelle attaque surprise.

Tancrède s’était d’ailleurs fait la réflexion que les Atas avaient été bien mal avisés de ne pas lancer une offensive à ce moment-là ; désormais quasiment achevé, le gigantesque camp militaire était inexpugnable.

Lorsqu’il arriva devant le bâtiment qui abritait son unité au complet – ainsi qu’une autre, cent quarante soldats au total – tous les hommes stationnaient dehors, à l’ombre de grandes bâches tendues entre des poteaux, alignés devant des tables constituées de simples planches posées sur des tréteaux. Devant eux reposaient leurs fusils T-farad en pièces détachées. Tancrède sourit en comprenant que le major Hutbert, qui n’aimait pas voir les hommes désœuvrés, leur faisait à nouveau démonter, nettoyer et remonter leurs armes, en attendant que leur officier revienne avec ses ordres.

Depuis bientôt un mois que l’armée croisée était là, pas un combat n’avait eu lieu. Aucun contact avec l’ennemi. Pas un Atamide n’avait été ne serait-ce qu’aperçu. S’agissait-il d’une ruse ou d’un aveu de faiblesse ? Nul ne le savait, et chacun y allait de sa petite hypothèse.

Seules des unités d’éclaireurs avaient fait des incursions dans la plaine, fouillant les chaos rocheux et explorant les failles profondes, sans jamais y découvrir la moindre trace d’un Ata. Les intercepteurs avaient effectué plusieurs survols des chaînes de montagnes proches, sans résultat. Néanmoins, les observations satellites montraient une activité importante dans les grandes villes au nord et au nord-est, à plusieurs centaines de kilomètres. Certains estimaient que c’était le signe d’un exode des populations civiles, effrayées par l’arrivée des Croisés, sans toutefois qu’on en ait de preuve formelle.

De l’avis général, les Atamides pouvaient fuir et se cacher où ça leur chantait, un jour ou l’autre ils devraient affronter les humains.

En attendant, l’état-major avait décidé que ce répit avant le début de l’offensive devait être mis à profit pour installer et fortifier la Nouvelle-Jérusalem. Les troupes étaient donc intégralement réquisitionnées pour la construction des infrastructures. Avec une main-d’œuvre en telle abondance, la ville sortait de terre à une vitesse record. Par contre, ces hommes étaient des soldats, non des ouvriers, et leur envie d’en découdre avec l’ennemi était de plus en plus difficile à contenir.

« Lieutenant de retour, cria Hutbert dès qu’il vit Tancrède, garde à vous ! »

Tous les hommes s’exécutèrent au quart de tour, trop heureux de voir la corvée de démontage s’achever.

« Repos, lança Tancrède en se retenant de sourire à leurs mines soulagées. Voici nos ordres pour les jours à venir ! »

Il activa l’affichage volumétrique de son messageur en effleurant de trois quarts de tour successifs la surface noire, et un tableau luminescent s’afficha au-dessus de son poignet. Il lut :

« Cet après-midi, nous irons à l’atelier 4 aider à déployer le chargement transféré hier du Saint-Michel ; demain, on aura besoin de nous à l’hôpital nord sur le chantier de l’aile B ; et les deux jours suivants, nous donnerons un coup de main à l’équipe de la tour de défense primaire 94, près de la porte sud. Il semble qu’ils aient des problèmes de stabilité du terrain et un nouveau terrassement s’impose. »

Un brouhaha désapprobateur accueillit la nouvelle. Un terrassement pendant deux jours, en plein soleil et au bord de la pente abrupte du plateau, cela n’avait rien d’une partie de plaisir.

« Rassurez-vous, reprit Tancrède, on aura le droit d’utiliser les Weiner-Nikov, cette fois. »

Travailler en exosquelette de guerre signifiait moins de fatigue et surtout, la climatisation. En principe, leur utilisation pour de simples travaux était prohibée, toutefois, pour les tâches vraiment harassantes, les autorités délivraient parfois des autorisations temporaires.

« Mon Lieutenant, intervint Liétaud, vous ne nous avez pas dit ce qu’on devait faire ce matin. »

Liétaud ne perdait jamais le fil.

« Il n’y a rien sur mon planning, répondit innocemment Tancrède. Vous n’avez tout simplement rien à faire ce matin. »

Ce fut comme s’il venait de leur annoncer leur mise aux arrêts. Les visages se décomposèrent et des regards nerveux se tournèrent vers le major. Celui-ci, sourire carnassier aux lèvres et sourcils froncés, se tenait les mains croisées dans le dos et campé sur ses jambes.

« Alors comme ça, mes gaillards, on n’a rien à faire de ses dix doigts ce matin », dit-il presque sans desserrer les dents.

À cet instant, Tancrède aurait juré que ses hommes auraient préféré tomber nez à nez avec une horde d’Atamides déchaînés plutôt que passer la matinée avec leur major.

« Puisque vous allez vous la couler douce à bosser deux jours bien au frais dans vos exos, enchaîna-t-il d’une voix forte, on va aller les chercher au dépôt pour vérifier qu’ils sont impeccables jusqu’à la dernière plaque de semtac ! Je vous garantis que vous ne verrez pas la matinée passer ! »

Des protestations outragées fusèrent, mais Hutbert les fit taire avec tout le savoir-faire du major expérimenté qu’il était. Tancrède avait songé un moment à lui demander de leur lâcher un peu la bride, puis s’était ravisé. La pression que le major mettait sur les hommes était le meilleur moyen de leur faire penser à autre chose qu’à cette interminable attente des combats.

Cette connivence n’avait pas échappé à Liétaud qui s’approcha de Tancrède :

« Cela t’amuse, n’est-ce pas ? Tu trouves ça hilarant de nous laisser aux prises avec ce fou furieux.

— Allons, mon ami, répondit Tancrède en riant, ne te fâche pas. Je vais partager moi aussi votre calvaire. Après tout, une petite révision ne fera pas de mal à mon WN !

— Ouais, maugréa le Flamand. Vous êtes des pervers tous les deux, voilà tout. »

Soudain, une voix puissante résonna dans les haut parleurs de la Nouvelle-Jérusalem, une voix que tous connaissaient parfaitement : celle de Pierre l’Ermite. Tous les hommes, sans exception, s’interrompirent pour écouter le guide spirituel de la croisade.

« Milites Christi ! Votre attention, s’il vous plaît. Je tiens à tous vous féliciter solennellement pour le magnifique travail que vous avez accompli depuis notre arrivée sur cette planète hostile. »